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Hommages / 27.10.2018

TONY JOE WHITE, 1943-2018

“If you see the train I’m on
Wave to me goodbye
But don’t you shed no tears on account of me
You know I hate to see you cry”

 

 

Les paroles du morceau qui donne son titre à “The Train I’m On”, splendide album gravé en 1972 dans les studios de Muscle Shoals (Alabama) sous la direction de Jerry Wexler et Tom Dowd, nous reviennent en mémoire alors qu’on apprend le décès brutal de leur auteur, d’une crise cardiaque qui ne prévient pas. Tony Joe White, celui qu’on surnommait le Swamp Fox, s’en est allé pour d’autres marécages, au confluent des quatre fleuves du Paradis. Tony Joe n’aurait pas voulu qu’on pleure mais cette matinée d’automne s’ouvre avec la pluie – et c’est une autre de ses chansons qui vient immanquablement à l’esprit, l’éternelle Rainy night in Georgia« It’s raining all over the world »… Le secret des compositions de Tony Joe, qui faisait qu’elles vous touchaient de manière si émouvante, si viscérale ? Il écrivait sur ce qu’il connaissait. Et il connaissait la vie.

 

 

 

Difficile d’évoquer la carrière de Tony Joe White sans commencer par tous les artistes qui l’ont chanté. De Rainy night in Georgia, hymne sensible et mélancolique repris plusieurs centaines de fois de Ray Charles à des artistes de reggae, on retiendra la version de Brook Benton sur Atlantic en 1969, qui quelques décennies après faisait encore frissonner Tony Joe lui-même. D’Elvis Presley (Polk salad Annieen 1970) à Tina Turner (Steamy windows en 1989, sur l’album “Foreign Affairs” réalisé en grande partie avec Tony Joe), la liste des interprètes des classiques de White se lit comme un who’s who de la musique populaire américaine. Ou de la musique populaire tout court, puisqu’on y croise les Anglais (Joe Cocker, Rod Stewart, John Mayall…) et même de grands noms de la variété française (son ami Joe Dassin pour le splendide album “Blue Country” en 1979, ou encore Johnny Halliday à plusieurs reprises). Outlaws de la country (Waylon Jennings et sa femme Jessi Colter, ou encore Willie Nelson) ou stars du blues et de la soul (Robert Cray par exemple sur son dernier album), nombreux sont ceux qui se sont attachés à collaborer avec le Swamp Fox pour marquer leurs albums de cette “griffe” si personnelle et chaleureuse. Une griffe qui aura marqué plus loin encore que les collaborations directes de Tony Joe : son influence est décisive sur des groupes allant de Berkeley (Creedence Clearwater Revival) à Londres (Dire Straits). Certains de ces grands artistes le lui ont rendu en collaborant aux propres disques de White (Emmylou Harris, Lucinda Williams et quelques autres sur “The Heroines” en 2004 ; J.J. Cale, Mark Knopfler ou encore Eric Clapton sur “Uncovered” en 2006).

 

 

Tony Joe n’était pourtant pas quelqu’un de mondain. Incarnation vivante d’un style de vie “laid-back”, ce Louisianais né en 1943 dans une famille de musiciens amateurs au cœur d’une campagne où se côtoyaient Noirs et Blancs des classes populaires (voir la chanson Willie and Laura Mae Jones, l’une de ses plus belles, reprise par Bettye Swann ou Dusty Springfield) et où il est tombé amoureux du blues rugueux de Lightnin’ Hopkins (qu’il allait rencontrer pour l’album “California Mudslide (And Earthquake)” sur Vault en 1969) ne s’est jamais départi de ses manières rurales. C’est dans sa vieille demeure de Church Street à Franklin (Tennessee), aux lourds planchers et aux plafonds hauts, qu’il avait aménagé le studio où il enregistrait et travaillait, jamais pressé, passant le plus clair de son temps dans le jardin avec ses amis, sous les étoiles et près du feu où il trouvait l’inspiration. Avec son sens de l’humour particulier, à la fois terre-à-terre et d’une grande finesse, Tony Joe était le meilleur compagnon pour échanger autour d’un verre de bon vin. Ses concerts, il préférait les donner en configuration réduite dans de petites salles intimistes, là où portait le mieux son harmonica rustique, sa guitare électrique enfiévrée à la “stomp box” (sa pédale d’effets wah-wah) et, surtout, sa voix à nulle autre pareille, d’une profondeur chaude et sensuelle. La voix la plus sexy de l’univers, disent même certaines. 

 

 

 

Son œuvre sous son nom est encadrée par le morceau Bad mouth, enregistré en 1966 à Corpus Christi (Texas) par Tony Joe And The Mojos et repris en 2018 sur son ultime album, “Bad Mouthin’” sorti en septembre dernier sur Yep Roc Records. Plus cinq décennies dans lesquelles il n’y a pas grand-chose à jeter (mis à part les écueils que sont “Eyes” en 1976 et “The Real Thang” en 1980). Trois premiers albums sur le label Monument (“Black And White” en 1968, “…Continued” en 1969 et “Tony Joe” en 1970, repris et complétés en 2006 dans le coffret “Swamp Music” sur Rhino Handmade) et trois autres pour Warner (“Tony Joe White” en 1971, “The Train I’m On” en 1972 et “Homemade Ice Cream” en 1973, compilés en 2015 par Real Gone Music sur “The Complete Warner Bros. Recordings”), auquel on rajoutera le live “That On The Road Look” (Rhino) enregistré en Europe en 1972, sont des classiques intemporels qui installent la légende.

 

 


Bilston, UK, 15 octobre 2002 © Brian Smith

 



Bilston, UK, 15 octobre 2002 © Brian Smith

 

Depuis 1991 et l’album “Closer To The Truth” (Remark), Tony Joe White grave régulièrement des disques qui, sans varier la recette reposant sur un mid-tempo poisseux et une voix gorgée de vécu et de promesses, en offrent de multiples variations. Tantôt plus rock (“Lake Placid Blues” en 1995, “One Hot July” en 1998) tantôt plus dépouillées (“The Beginning” en acoustique en 2004, “The Shine” en 2010 ou “Rain Crow” en 2016), parfois même expérimentales (“Deep Cuts” et ses remixes électro en 2008), elles regorgent toujours de compositions pleines d’empathie et marquantes. Des boussoles, des points de repère que l’on réécoutera toujours comme on vient trouver un refuge de montagne pour s’abriter d’une tempête. Merci pour tout, Tony Joe.

Éric Doidy

 


Cognac, 2004 © Brigitte Charvolin

 

 


© Yep Roc