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Live reports / 08.11.2021

Mustafa, 3537, Paris

30 octobre 2021.

Des coussins colorés nous attendent sur un sol couvert de tapis ; de part et autre de la scène, un couple de cerisiers japonais dessine un cadre apaisant. On se doutait bien que la soirée allait être calme, dans la lignée de cette perle de douceur nommée “When Smoke Rises”, premier album de Mustafa Ahmed, jeune poète de Toronto dont les mots prennent désormais vie à travers son chant à fleur de peau. De là à imaginer un tel degré de recueillement, une telle intensité… Car si cette double date (un concert à 20h, un autre à 22h) dans un lieu chic du Marais eut l’air de sortir de nulle part (discrète annonce cinq jours avant), la qualité artistique fut d’un niveau d’exigence rare. 

Déjà parce que Mustafa est venu avec Simon Hessman, principal architecte de “When Smoke Rises” et dont le touché de guitare acoustique épouse à merveille les nuances de la voix céleste du Torontois. Décollage immédiat avec Stay alive. D’autant plus que de l’autre côté de la scène, entouré d’un Fender Rhodes et d’un piano droit, le Britannique Kamaal Williams s’immisce dans la partition comme s’il avait lui-même coécrit ces chansons. Lui et Mustafa ont beau se connaître seulement depuis quelques semaines, leur entente est de celles de vieux complices, d’âmes sœurs, renforcée assurément par leur religion commune, l’islam, élément indissociable de l’univers artistique de Mustafa dans lequel il puise une profonde sagesse pour nourrir ses réflexions sur le deuil. “When Smoke Rises” se compose de huit titres entièrement inspirés par et dédiés à ses amis d’enfance tombés au front d’une bataille quotidienne, d’un combat pour la survie dans le huis clos du quartier de Regent Park. Avant l’entrée en scène des musiciens, la toile de fond diffuse Remember Me, Toronto, un film d’une dizaine de minutes réalisé par Mustafa en 2019 qui donne la parole à des hommes qui vivent ou ont vécu dans les quartiers déshérités de la grande ville canadienne. L’écran laissera ensuite défiler en boucle une courte vidéo tressée de furtifs fragments de vie, imprimant ainsi des visages qui nous paraissent peu à peu familiers. 

Assis, vêtu d’un qamis blanc, Mustafa avait d’abord vissé un kufi sur son crâne et prononcé une brève prière en arabe. Rapidement, il avait précisé qu’il ne fallait pas se sentir obliger d’applaudir à la fin des morceaux et qu’il valait mieux éviter de trop bouger, afin de préserver l’énergie du moment. Pas de cabotinage ici, on comprend vite qu’il se donne à fond, investi, habité par cette mission d’honorer la mémoire de ses amis partis bien trop tôt. Soutenu aussi par un derboukeur délicat (rencontré quelques jours auparavant et dont on a retenu que le prénom : Nagib), Mustafa déroule l’intégralité de son album, dans le même ordre, en prenant soin de présenter la signification de chacun des titres. Guitare, clavier et percussion restent parfois muets et quand ils s’expriment, c’est en laissant beaucoup d’espace aux mots chantés. Stay alive, Air forces, Separate, The hearse… Le temps semble s’être arrêté, comme suspendu à ce timbre nasal particulier, au relief de fines modulations directement reliées à une douleur profonde et à un besoin intime de la transcender.

À mi-chemin, Mustafa place quelques bons mots pour alléger l’atmosphère, avant d’inviter la salle à « retourner à la dépression ». Il émane de ce jeune homme une sagesse radieuse. Laissé seul en scène, derrière le Rhodes, Mustafa nous parle d’Ali. On sent que la chanson qui porte son nom est particulièrement difficile à sortir. Il nous le dit, puis la chante, caressant quelques touches. Nos cœurs se serrent devant le sien grand ouvert. Temps fort parmi d’autres nommés Capo, What about heaven et ce Come back divinement porté par le piano de Kamaal Williams. Déjà Mustafa se lève pour saluer ses partenaires, on redescend doucement sur terre avec ce sentiment d’avoir vécu un moment à part, comme une puissante et sereine communion, avec lui, avec ses amis disparus, avec tous ces absents qui nous sont chers et qui sont quand même toujours là. Ce fut triste et ce fut beau. 

Texte : Nicolas Teurnier
Photos © Cindy Voitus