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Interviews / 28.09.2020

Let’s Get A Groove On : une balise funk signée Lee Fields

La réédition, pour le Record Store Day, de “Let’s Get A Groove On” de Lee Fields nous donne l’occasion de revenir sur l’histoire de cet album de funk bouillant qui en 1998 jetait les bases d’un revival en marche. On en a profité pour poser quelques questions à Gabe Roth, l’homme derrière la console qui depuis a bâti l’institution Daptone Records. 

Où en est Lee Fields au milieu des années 1990 ? Présent depuis la fin des années 1960, le creux de la vague des années 1980 l’a contraint à mettre sa carrière musicale sur pause pour se lancer dans l’immobilier avant de finalement revenir aux affaires par la porte du circuit blues. Tout-terrain, sa voix parfaitement adaptée y fait des ravages et Lee semble très content de son sort. Puis arrive ce coup de fil en provenance de New York, un appel passé par deux blancs-becs du nom de Philip Lehman et Gabe Roth qui ont retrouvé sa trace via BMI et ASCAP, les plus ou moins équivalents états-uniens de la SACEM. OK, mais pour quoi faire ? Il se trouve qu’aidée par quelques amis musiciens animés par la même passion, la paire a entrepris la réanimation du funk à coups d’électrochocs organiques et de vinyles, et qu’elle produit également quelques titres funk sur lesquels la voix de Mister Fields trouverait largement sa place.

Lancé d’abord par Lehman seul pour sortir ses compilations élitistes, le business du duo s’appelle alors Pure Records et, avec Lee, ils vont enregistrer une poignée de titres qu’on retrouvera sur “Gimme The Paw”, crédité aux Soul Providers feat. Lee Fields, album qui ressortira par la suite sous le titre de “Soul Tequila” mais surtout album pur funk qui commettra le péché de s’afficher comme du funk ’70s fait par des gars des ’90s. Album qui sera un four. Mais la collaboration est née, et c’est l’essentiel.

Intoxiqué au jamesbrownisme, l’album est joué et interprété avec la sulfateuse du Godfather braquée sur le groupe.

Pure Records rend l’âme et Lehman et Roth fondent alors Desco Records (du nom d’un magasin d’aspirateurs…). Après de solides références pour étrenner le catalogue (The Other Side, Sugarman Three et The Daktaris), c’est au tour de Lee d’entrer en piste avec “Let’s Get A Groove On”. De l’esthétique sonore à celle du visuel, tout suinte les ’70s et, entre la mise en garde et la déclaration de guerre, c’est Lee lui-même qui annonce la couleur en intro : on va parler funk et rien que funk. Du funk sans ordinateur, du funk sans souillure disco. Du funk. Ruff, nasty and genuine.

Intoxiqué au jamesbrownisme, l’album est joué et interprété avec la sulfateuse du Godfather braquée sur le groupe et prête à défourailler au moindre écart. Ballades plaintives, promesses d’étreintes éreintantes sur fond de beat marteau-piqueur, Lee harangue ses musiciens, commande à ses cuivres de venir juste là, déclare que c’est le moment de lâcher le break et déboule dans le sillon avec la puissance d’un taureau resté trop longtemps enfermé, laissant derrière lui des hectolitres de sueur versés au nom du One.

Joe Hrbek décolle les lèvres de son saxo pour sortir de sa manche un atout dont il n’avait jusqu’à présent pas parlé .

Deux titres déjà présents sur “Gimme The Paw” sont remis dans la boucle : Let a man do what he wanna do et Steam train. Le premier porte en lui les germes d’un règne, mais ça, il est encore trop tôt pour le savoir… Car, pour donner le change à Lee, il faudrait des choeurs féminins. Alors que chacun épluche les pages de son répertoire pour trouver l’élue, Joe Hrbek décolle les lèvres de son saxo pour sortir de sa manche un atout dont il n’avait jusqu’à présent pas parlé : sa petite amie. Elle chante avec lui le week-end pour des banquets de mariage ou le dimanche à l’église, elle a une voix qui collerait parfaitement. Fan de James Brown, c’est un mélange de suavité couplé à un réacteur nucléaire. Elle est alors une pure inconnue dans le milieu, mais dans quelques années elle deviendra l’incarnation du revival soul, la Soul Sister qui rivalisera avec les plus grandes, la tornade géorgienne, le diamant brut que Gabe Roth va patiemment ciseler sur plusieurs albums, le joyau de la couronne Daptone : Miss Sharon Jones ladies and gentlemen! Miss Sharon Jones!

À la scission de Desco en Soulfire avec Lehman d’un côté et Daptone avec Roth de l’autre, Lee suivra le premier et enregistrera l’incontournable et largement conseillé “Problems”. Quand Lehman abandonnera les affaires musicales pour se tourner vers l’exploration de grottes sous-marines, Lee poursuivra sa route avec Leon Michels qui lui produira tout une série d’albums soulissime.

L’intransigeance musicale de Philip Lehman et son amour inconditionnel du funk, le producteur en formation Gabe Roth, la énième renaissance musicale de Lee Fields, les débuts de l’incendie Sharon Jones : au-delà du fait qu’il soit un bon album de funk orthodoxe, mis de côté celui qu’il soit devenu le temps aidant une référence prisée des collectionneurs, “Let’s Get A Groove On” est avant tout l’album qui porte en lui tout ce qui allait définir le revival soul funk dont les secousses agissent encore, plus de vingt ans après…

Lee Fields, 2018. © Wilfried-Antoine Desveaux
Gabe Roth. © Bryan Ponce

Questions à Gabe Roth

Pourquoi cette idée de rééditer “Let’s Get A Groove On” pour le Record Store Day ?
Gabe Roth : Au départ, ça vient d’une demande des fans du label qui voulaient qu’on réédite album. C’est un disque qu’on a fait il y a une vingtaine d’années et qui était épuisé depuis longtemps. C’était le bon moment.

C’était le début de votre boulot de producteur-ingé son. Avec le recul et tout ce que vous avez pu faire depuis, qu’est ce que vous en pensez aujourd’hui ?
C’est tellement éloigné de ce que je peux faire aujourd’hui, dans la manière de composer, d’arranger et de produire ! À l’époque, on était à fond dans James Brown et dans tout ce genre de funk, mais je trouve qu’il y a encore beaucoup de bonnes choses dedans, à commencer par Lee lui-même ! Il s’est vraiment investi et a donné vie à des titres qui, au départ, n’étaient peut-être pas forcément si intéressants que ça. Vingt ans plus tard, je le réécoute en me disant que c’est vraiment un album cool. Il y a dix ans, je n’aurais pas dit la même chose !

“Parmi tous les chanteurs avec qui j’ai pu travailler en studio, Lee est vraiment celui que je préfère.”

Gabe Roth

Chez Desco vous étiez tous jeunes et inexpérimentés, Lee avait déjà un passé professionnel, comme s’est passée l’entente ?
En studio, Lee est ultra professionnel ! Il est aussi bon en studio qu’il est puissant sur scène. Il étudie chacun des mots, leur sens et, surtout, il cherche toujours la meilleure manière de les chanter et du coup, il peut te refaire faire la prise plusieurs fois parce qu’il a eu une meilleure idée. Et quand on travaille avec des bandes, ce n’est pas aussi simple que de faire un “undo” sur l’ordinateur ! Plusieurs fois je lui ai dit : « Non, mais ça va, elle est bien ! » Et lui répondait : « Non, non, on va la refaire, je crois que ça peut être mieux… » Il a une très grande maîtrise de sa voix et, parmi tous les chanteurs avec qui j’ai pu travailler en studio, Lee est vraiment celui que je préfère.

Des regrets qu’il soit allé sur Soulfire et pas sur Daptone au moment de la scission avec Philip ?
Je n’ai pas vraiment de regrets, d’autant que partir sur Soulfire était son choix et pas le mien. Mais c’est certain que j’aurais adoré continuer à enregistrer avec lui si j’avais pu ! Que ce soit avec Soulfire ou Truth & Soul ensuite, il a fait de vraiment bons albums… On a refait quelques 45-tours et une dizaine de sessions ensemble depuis, mais j’espère vraiment qu’un jour on pourra refaire un disque ensemble.

Texte : Franck Cochon. Propos recueillis en mai 2020.

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