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Hommages / 13.05.2021

Bob Koester (1932-2021)

Que serait le blues contemporain de et à Chicago sans la présence, l’influence et les productions de Bob Koester sur son label Delmark ? À juste titre, l’édition 2018 du festival de blues de la Windy City lui avait rendu hommage, tant à l’homme qu’à son œuvre. À cette occasion, des bluesmen de sa marque avaient rejoué dans les styles de leurs illustres prédécesseurs enregistrés et/ou produits par lui. 

Né à Wichita, Kansas, en 1932, cet étudiant-collectionneur de 78-tours de jazz swing et New Orleans, mais de plus en plus intéressé par de petites formations et des bluesmen fondateurs, s’était d’abord tourné vers les soldeurs et les bazars de l’Armée du Salut après avoir entendu des disques de son grand-père et Fats Waller à la radio quand à 12 ans une crise de polio le bloqua à l’hôpital. La guerre ayant fortement contingenté la production chimique du shellac, cette “pâte à disque” pré-vinyle, il pratiquait plutôt le troc et l’échange entre étudiants-amateurs, se fournissant auprès des distributeurs, dénichant des stocks abandonnés et triant des exemplaires usés par les juke boxes. 

Il achète deux livres consacrés aux jazz et bluesmen, dont une édition de 1941 afin d’affiner ses recherches et de découvrir des inconnus pour lui. Ce qui l’amène tout naturellement à fréquenter le quartier noir de Wichita, incursions risquées en pleine ségrégation. Mais aussi de fréquenter des clubs attractifs. Cependant, il veut devenir un universitaire studieux. New Orleans ou Chicago seraient trop tentantes pour le divertir ; allons donc à St-Louis, Missouri… où il découvre une scène musicale tout aussi riche et séduisante ! Sa collection personnelle s’élève déjà à 3 000 78-tours. Encore faut-il les stocker, ainsi que ses achats-ventes-échanges. Et la maman de son associé n’en veut plus. Ils s’installeront donc à St-Louis en 1951 et ouvrent un magasin à deux pas du campus, le Blue Note Record Shop. Après un an d’activités, ils se séparent pour cause de divergences artistiques, et Bob Koester déménage dans Delmar Avenue, crée le label du même nom et, de fait, se positionne clairement dans le jazz traditionnel avec des enregistrements en LP 25 cm des Windy City Six (1953), The Dixie Stompers, Sid Dawson… ajoutant par la suite “k” à sa marque afin d’éviter toute confusion possible.

Grâce à Charlie O’Brien, policier membre comme lui de son association The Singles Jazz Club, Bob Koester va s’enquérir du devenir de certains bluesmen de ou établis à St-Louis. Le fonctionnaire va dépasser sa liste initiale et lui ramener le pianiste Speckled Red, frère aîné de Piano Red. Un disque s’imposait et grâce au meilleur matériel portable du pianiste Erwin Helfer, des titres pourront être enregistrés “in situ”. Big Joe Williams, au flair infaillible quand il s’agit de repérer un deal, est le suivant (vers 1958, dixit Bob Koester). Quant à Roosevelt Sykes, il devra attendre le déménagement de la marque à Chicago (1959) pour que ses titres soient publiés.

Le budget de Koester et de Delmark étant assez restreint, notre producteur doit d’abord compter sur ses ventes par correspondance. Entretemps, le marché du LP 25 cm s’est effondré. En 1960, Koester avec un associé rachètent le Seymour’s Record Mart dans South Wabash, à Chicago, qu’ils rebaptiseront le Jazz Mart. Delmark alterne les jazzmen traditionnels (George Lewis, The Dixie Stompers…), plus “modernes” (Bob Graf, sax ténor) et le blues rural barrelhouse (Sleepy John Estes, Hammie Nixon-Yank Rachel…) tout en découvrant les aléas du business. Le saxophoniste Jimmy Forest, par exemple, ne lui avait pas signalé en 1951 qu’il était toujours sous contrat avec son employeur du moment ou qu’enregistrer des bluesmen électrifiés en groupes demandait une balance sonore à laquelle il n’était pas habitué.

© DR
Avec Cadillac Baby et Detroit Jr., Jazz Record Mart, Chicago, 1972. © Emmanuel Choisnel / Soul Bag Archives

Otis Rush est son premier choix pour les qualités jazzy big band de ses accompagnateurs, dont Harold Ashby (sax) un pilier de chez Duke Ellington, mais le bluesman n’est pas libre. Ce sera donc Junior Wells en 1965 et Magic Sam en 1966, à la suite de ses visites pratiquement journalières dans les tavernes du South Side et du West Side. Beaucoup d’autres talents, potentiels ou confirmés sont toujours “tenus” d’une manière ou d’une autre par les frères Chess alors que les contrats sont soit expirés soit même inexistants. Muddy Waters était uniquement déclaré au syndicat comme “chanteur” non comme guitariste, ce qui baissait la tarification des primes. Buddy Guy, par ailleurs, était aussi soumis au même régime, et interdit de passer à la concurrence, mais ses qualités de guitariste, elles, n’étaient pas officiellement reconnues ; il pouvait donc jouer ailleurs. Bob Koester découvrit plus tard que son soi-disant contrat n’existait même pas. Les aléas du business, vous dis-je. De plus, si “blues is truth”, en revanche, les bluesmen n’étaient pas à un bobard près, les champions des contre-vérités étant Big Bill Broonzy et Big Joe Williams. Difficile alors de démêler le vrai du faux.

Le “Hoodoo Man Blues” de Junior Wells (enregistré le 22 et 23 septembre 1965) est resté la référence fondatrice du néo Chicago blues et, dans les premiers pressages, Buddy Guy (guitare) est présenté comme le “Friendly Chap”, son nom ne pouvant être mentionné explicitement. Koester avait dû viser juste, entre un Junior Wells toujours sous contrat avec un mini label de Chicago (Blue Rock), lequel pensait le revendre à Mercury, et le collectionneur-producteur Sam Charters qui, travaillant pour la marque de folk Vanguard, désirait élargir leur catalogue au blues électrique : son anthologie “Chicago/The Blues/Today!” (5 titres de Wells-Guy) fera date également et le premier des trois volumes sortira, lui aussi, en 1965.

Nouveau déménagement, cette fois au n° 7 West Grand. Le magasin exerce plus que jamais son attractivité sur les clients en quête de disques de jazz et blues, devient une sorte de who’s who du genre, avec un Big Joe Williams dormant dans la cave, des Bruce Iglauer, Charles Musselwhite ou Michael Frank (futur fondateur du label Earwig) employés à diverses tâches tandis que des bluesmen y passent, se font connaître (Jimmy Dawkins), entraînent les visiteurs dans les clubs. Les LP se suivent : Magic Sam (qui n’intéressait pas Sam Charters), J.B. Hutto, Luther Allison, Junior Wells encore … Visites en Europe, deals scellés.

Les rééditions ou l’achat de masters existants (moins chers que produire une nouveauté) se succèdent : le “Blues Hit Big Town” de Wells est un succès. Des artistes se produisent en ses locaux. Koester doit à nouveau déménager et s’installe au n° 27 E. Illinois, vaste surface que les amateurs fréquenteront avec assiduité. Lors du festival de blues de Chicago, il y organise un brunch gratuit le dimanche, avec deux heures de bluesmen maison qui se succèdent pour un concert-promotion. J’y ai passé des moments inoubliables. Aux caisses, la file s’allongeait. Mais les hausses successives de son loyer auront raison de sa persévérance et il devra quitter le lieu. Nous versons tous une larme. Après avoir vendu ses stocks et jusqu’au titre du magasin à un concurrent en ligne, il fait aménager la pièce avant de son studio d’enregistrement dans N. Rockwell (c’était minuscule), puis dégote un vrai petit magasin excentré au 3419 W. Irving road où son Bob’s Blues & Jazz Mart accueille les visiteurs, mais où la surface disponible ne permet plus les concerts de groupes.

Et puis ses forces déclinent. Le fils, Bob Jr, tiendra le magasin tandis que papa doit être placé. Après avoir vaincu deux cancers, c’est une attaque cardiaque qui l’emportera. Quels sont ses héritiers artistiques ? En mai 2018, il a vendu son label mondialement connu et inspirant à Julia A. Miller (présidente) et Elbio Barilari (directeur artistique), un couple de musiciens-compositeurs de Chicago maitrisant aussi les techniques contemporaines d’enregistrement, de la vente et de la digitalisation. Étudiante, elle écoutait Otis Rush dans le North Side. Guitariste expérimentale, elle a notamment dirigé le Music Institute et enseigné au prestigieux Art Institute. Quant à son collègue né en Urugay, il est, entre autres fonctions et activités artistiques, le fondateur du Festival annuel du théâtre latino à Chicago, où il réside depuis 1998. Ils ne leur manquaient qu’un label aussi diversifié que Delmark (jazz contemporain, blues, folk…) pour concrétiser leurs talents.

Bob Koester, par ailleurs collectionneur de films français classiques, outre ses Laurel & Hardy, restera la figure centrale du blues de Chicago post-Chess, tant pour ses productions que pour ses qualités humaines.

Texte : André Hobus
Photo d’ouverture © André Hobus

Avec Justin O’Brien, Chicago, 1999. © André Hobus
Avec Tom Marker, Chicago Blues Festival 2018. © Brigitte Charvolin

Sources et références
• La longue interview (2 parties) réalisées par le Britannique Mike Stephenson en juin 2008 et publiée tardivement dans la revue Blues & Rhythm (n° 322 et 323, 2018)
• Mes rencontres annuelles avec Bob Koester et/ou ses assistants, dont Kevin Johnson. Conversations avec Bruce Iglauer, Dick Shurman (producteur indépendant) et Bob Riesman (auteur de la bio revue et corrigée de Big Bill Broonzy)
Big City Blues Mag. Février/mars 2013 : numéro spécial consacré à Bob Koester.
• Différentes notes de CD Delmark. 

delmark.com

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