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Chroniques / 27.05.2020

Nouveau livre sur Robert Johnson : comment Brother Robert rebat les cartes

On vous en parlait dans notre numéro 233, le projet de livre d’Annye C. Anderson avec Preston Lauterbach s’est concrétisé, révélant non seulement une troisième photo de Robert Johnson mais aussi une nouvelle perspective sur sa personne. Un témoignage majeur et marquant. 

Née en 1926 et donc aujourd’hui âgée de 94 ans, Annye C. Anderson est la fille de Mollie Winston Spencer et de Charles Dodds Spencer, qui épousa Julia Dodds Spencer, la mère de Robert Johnson. Ainsi ballotté, le jeune Robert passa une partie de son enfance et de sa scolarité à Memphis. Selon Anderson, il est allé à l’école jusqu’à 14 ans, preuve si nécessaire qu’il était loin d’être illettré. Une fois adulte et musicien professionnel, il revint souvent à Memphis où il établissait ses quartiers dans la famille de Charles Dodds Spencer, sur Hernando Street. Madame Anderson a donc grandi dans cette même famille. Et si elle n’est pas du même sang (ce que l’intéressée et son coauteur n’omettent d’ailleurs pas de mentionner), on la présente comme une demi-sœur (stepsister) du bluesman, donc âgée de 12 ans quand il est mort. Cela n’a rien d’aberrant : à l’époque, du fait que leurs parents se séparaient très tôt, il n’était pas rare que des enfants soient élevés par des membres d’une branche “recomposée” de leur famille d’origine. Ce fut le cas de Robert Johnson, qui n’a même pas eu le temps de connaître son père biologique, Noah Johnson.

“Sur le quotidien et l’approche musicale de Johnson, c’est fascinant et truffé anecdotes.”

Recueilli en 2018 par Preston Lauterbach (lire notre numéro 233), ce témoignage unique d’Annye Anderson se décline en trois parties distinctes qui donnent du rythme à l’ensemble de l’ouvrage. La première se compose d’événements de la vie quotidienne partagés par Anderson avec Johnson. Ce sont des souvenirs d’enfance, mais ils nous permettent de découvrir que le bluesman adorait justement les enfants. Il s’installait près de la voie ferrée au bout de Hernando Street et leur jouait des comptines comme Little Sally Walker, Mary had a little lamb, She’ll be coming around the mountain… Au cours préparatoire, Anderson apprit à lire avec Johnson sur un de ces airs pour enfants, (Little) Peter Rabbit. Quand il séjournait à Memphis, Johnson jouait évidemment sur Beale Street, mais il accompagnait également Anderson, sa sœur Carrie et son frère Charles Leroy pour aller voir des westerns au Palace. Anderson fut également la camarade de classe de Katie Horton, que son frère aîné venait chercher à l’école, un certain Walter Horton !

Sur le quotidien et l’approche musicale de Johnson, c’est fascinant et truffé d’autres anecdotes dont nous ne pouvons donner qu’un bref aperçu ici. On apprend ainsi que le bluesman prenait le train avec ses compagnons de vagabondage au bout de Hernando Street, profitant d’un aiguillage qui obligeait le convoi à ralentir. Un personnage occupa une place importante aux côtés de Johnson : Charles Leroy (“Son”) Spencer, fils aîné de Charles Dodds Spencer, né en 1895, pianiste de jazz, de blues et de country avec lequel il se produisit et tourna beaucoup. Les deux hommes adoraient la country (ils avaient à leur répertoire un classique de Gene Autry, That silver-haired daddy of mine) et écoutaient assidument le Grand Ole Opry selon Anderson, qui écrit avoir vu son illustre demi-frère pour la première fois sur scène en 1934 au Friendly Lunch Room, un café sur Hernando Street. Il y jouait des choses aussi diverses que Little boy blue et Sitting on top of the world. Malgré son jeune âge, Anderson pouvait s’y rendre car le gérant avait engagé sa mère. De même, on l’envoyait faire des courses sur Beale Street avec d’autres enfants, et ils se rassemblaient devant les clubs en mangeant des pastèques. Ainsi, ils pouvaient écouter les musiciens, qui en outre jouaient aussi dans la rue… Dans ce chapitre, en fonction d’événements du quotidien vécus avec Johnson, Anderson cite plusieurs fois les sources d’inspiration de chansons dont 32-20 blues, Terraplane blues, Come on in my kitchen et Cross road blues.

Annye C. Anderson © courtesy of Preston Lauterbach

“Annye Anderson livre un portrait touchant d’un Robert Johnson que d’autres avaient fini par déshumaniser.”

La deuxième partie est un pamphlet sur les démêlés judiciaires relatifs à la succession du bluesman à partir de 1974, et qui s’étendront sur quasiment quatre décennies. Bien instruite (elle occupa de hautes responsabilités dans l’éducation), Anderson s’y investit beaucoup aux côtés de Carrie, une fille de Julia, la mère de Robert. Carrie eut affaire au producteur peu scrupuleux Steve LaVere, qui finit par la convaincre de signer un contrat qui la privait de ses droits sur les chansons de Robert Johnson. Elle eut également l’imprudence de confier des photos de famille (dont celles de Johnson) au musicologue Mack McCormick, qui ne les restitua jamais. Annye et Carrie se battirent durant des années mais on leur opposa des procédures administratives interminables et une sorte de quadrature du cercle, Carrie devant non seulement prouver son lien de parenté avec le bluesman mais également que ce dernier était l’auteur de ses propres chansons ! Elles échouèrent donc, et Anderson en garde une certaine rancœur. Elle refuse ainsi notamment de croire que Robert Johnson ait eut un fils (Claud Johnson) et fait des révélations sur Big Walter Horton, Roosevelt Sykes, Johnny Shines, Robert Lockwood, Jr. et Honeyboy Edwards, certains en prenant pour leur grade ! Extrêmement précise et documentée, cette section démontre toute l’organisation d’Anderson qui connaît parfaitement un dossier dans lequel elle s’est énormément impliquée.

Dans la troisième partie, Peter Guralnick et Elijah Wald (préfacier du présent livre, régulièrement cité parmi les meilleurs spécialistes de Robert Johnson) soumettent Anderson à un jeu de questions-réponses. Là encore, les moments savoureux ne manquent pas. Ainsi, le bluesman lisait beaucoup les journaux et se tenait informé de l’actualité liée aux Afro-Américains (il savait ce que signifiait être Noir dans son environnement), mais elle ne l’a jamais vu écrire une chanson ni sortir un carnet de notes, alors qu’il connaissait parfaitement son répertoire. Il n’allait pas à l’église, fumait des cigarettes à rouler Bull Durham, et elle ne l’a jamais vu boire. Mais sur ce dernier point, Anderson admet toutefois qu’elle n’avait alors qu’une dizaine d’années et qu’elle pouvait très bien ne pas avoir assisté à d’éventuelles beuveries ! Techniquement, Robert Johnson se distinguait effectivement avec son jeu aux basses marchantes, il se fabriquait en partie ses médiators et bricolait des dés à coudre pour jouer de la slide.

“L’ouvrage révèle une photo inédite de l’artiste, très certainement authentique mais qui fait déjà beaucoup jaser !”

Lauterbach termine l’ouvrage avec une quinzaine de pages très instructives qui décrivent Beale Street à l’époque de Johnson. Enfin, bien entendu, je n’oublie pas que l’ouvrage révèle une photo inédite de l’artiste, très certainement authentique mais qui fait déjà beaucoup jaser ! Vous l’avez sans doute lu car l’information a été largement diffusée, Annye Anderson fut donc le témoin de la prise de cet autoportrait dans une cabine photographique par Johnson lui-même. Elle proviendrait d’une série comportant la fameuse image du bluesman cigarette aux lèvres. Certifiée par des gens comme Bruce Conforth et Elijah Wald (qui une fois encore font autorité), elle fera sans doute l’objet d’un décorticage en règle dans les semaines qui viennent !

Quant au témoignage d’Annye Anderson, on pourra difficilement le remettre en cause. Il provient d’une personne instruite, il est très précis, méthodique, et sa relation des événements sur la succession est d’une implacable rigueur. Anderson, qui a longtemps attendu avant de rendre public son témoignage (elle ne faisait pas confiance aux Blancs, non sans raison), a manifestement pris le temps de réorganiser tous les éléments dont elle disposait. Elle livre un portrait touchant d’un Robert Johnson que d’autres avaient fini par déshumaniser en essayant d’en faire un personnage diabolique, gros buveur, bagarreur et volage. Lauterbach, spécialiste reconnu de Memphis et auteur de trois ouvrages référents dont Beale Street Dynasty: Sex, Song, and the Struggle for the Soul of Memphis (Norton, 2015), a vérifié la concordance entre les événements et les lieux à l’époque du bluesman.

Cet ouvrage est un document unique car il apporte un éclairage nouveau sur la vie de Johnson à Memphis, il n’existe rien de comparable sur le bluesman. Il s’inscrit dans le prolongement de celui de Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow (Up Jumped the Devil – The Real Life of Robert Johnson, Chicago Review Press, 2019, voir notre numéro 236), car il est très factuel et fait table rase des clichés et des histoires de pacte avec le diable qui accompagnaient de nombreux récits sur le bluesman. Il ne faudra d’ailleurs pas commettre l’erreur d’opposer ces deux livres parus à un an d’écart, mais au contraire se réjouir et les rapprocher : en effet, ils se complètent et constituent la base documentaire la plus remarquable, la plus fiable et la plus objective disponible sur ce bluesman.

Texte : Daniel Léon
Photo d’ouverture : Preston Lauterbach et Annye C. Anderson. © courtesy of Preston Lauterbach

Brother Robert
Growing Up With Robert Johnson

Par Annye C. Anderson avec Preston Lauterbach, Hachette Books, 224 pages, anglais, 28 dollars. Disponible le 9 juin 2020.

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