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Live reports / 01.02.2015

L. C. Ulmer et Christone « Kingfish » Ingram

Nous l’avons évoqué dans nos actualités, la quarante-deuxième édition du festival de la bande dessinée d’Angoulême a joué la carte du blues autour de la BD sur Robert Johnson Love in Vain (éditions Glénat), que l’on doit au dessinateur Mezzo et au scénariste Jean-Michel Dupont. Outre l’exposition Le Démon du blues, les protagonistes n’ont pas ménagé leur peine, et notamment Jean-Michel et sa femme Véronique, mais aussi Nicolas Finet, responsable éditorial de la communication, pour mettre sur pied une soirée qui promettait beaucoup au théâtre municipal : deux concerts avec deux bluesmen venus spécialement du Mississippi, jamais vus en France et en exclusivité européenne !

Face à une salle comble (il était impossible de trouver la moindre place depuis trois semaines), L. C. Ulmer s’avance le premier. Coiffé d’une chapka qu’il ne quittera pas durant ses trois jours de présence, nanti d’une guitare acoustique renforcée d’adhésif et d’une boîte de conserve (si !) en guise d’amplificateur pour son harmonica, l’octogénaire (il est né Lee Chester Ulmer le 28 août 1928) semble pittoresque. Première méprise. Ceci dit, quand même, à son âge, il n’y aura pas de miracle : sa carrière est derrière lui et ses moyens forcément limités, on va le regarder comme une « bête curieuse », avec la condescendance et le respect poli que l’on doit au vieux bluesman et à ce qu’il représente. Deuxième méprise. Car Ulmer, lui, ne se livre pas à une quelconque analyse « existentielle », il salue le public, se dit heureux d’être là, rit sous boîte (de conserve) et engage la conversation. Avec sa guitare (à plusieurs reprises, il répétera qu’il lui parle), qui parfois gémit mais qui surtout gronde, métronomique, puissante, harassante. Et tout ça avec deux doigts. Impossible de détacher les yeux de son pouce anormalement déformé à force de marteler les cordes. Ce pouce dirigé vers le ciel, il s’en était servi sans cesse la veille durant notre interview pour me convaincre des liens entre le blues et Dieu, avant de me glisser le lendemain au moment du départ : « Il y aura une prochaine fois. » Quant à son index, il décoche çà et là quelques flèches, pas d’esbroufe, il s’agit juste de toucher. Et c’est toujours dans le mille.

Parce qu’il en assimile d’autres, son style est hautement personnel. Il y a du Lightnin’ Hopkins dans son attitude quand il fait claquer quelques notes piquantes, du Delta Blues quand il use du slide, du North Mississippi Hill Country Blues dans sa rythmique (que l’on retrouve par exemple chez un Robert Belfour), parfois aussi des accents country dont il m’expliquera particulièrement apprécier les interprètes qu’il qualifie de hokum boys… Il ponctue le tout de traits d’harmonica et de kazoo, alors que sa voix conserve de l’ampleur et une étonnante assurance compte tenu de son âge. Contrairement à d’habitude, je n’ai pas pris de notes, pas relevé les titres des chansons qui me servent ensuite de repères pour rédiger mon compte-rendu. Car figurez-vous qu’Ulmer interprète ses propres compositions depuis bientôt soixante-dix ans, et comme il n’a pour ainsi dire rien enregistré, elles ne sont guère connues que de lui. Mais ses thèmes nous sont familiers, il sont le ciment du blues rural depuis sa création : l’itinérance, la route sans fin, le vagabondage, le sexe, la faim, les femmes… Tout juste ai-je relevé quelques improvisations sur ce qui pourrait être la base d’un C. C. rider, ou pour conclure son set une formidable adaptation du Shake ‘em on down de Mississippi Fred McDowell, un autre maître du beat. Mais je n’en suis même pas sûr, et quelle importance ? Déjà copieusement applaudi jusque-là, le bluesman reçoit une impensable standing ovation au moment de quitter la salle, une des plus longues (la plus longue ?) que j’aie vécue. Hilare, L. C. Ulmer est le roi. Il en profite, il s’en gave. Nous sommes sa cour. À ses pieds. Et vivement la prochaine fois.

Changement à tous les étages avec le second concert, qu’il s’agisse de génération comme de registre. C’est d’ailleurs très bien vu de la part des initiateurs du projet que de programmer ainsi deux artistes très différents, d’autant que tous les spectateurs n’appartiennent pas au public « habituel » du blues. Les néophytes auront ainsi découvert deux facettes de cette musique. Aussi massif qu’Ulmer est décharné, Christone « Kingfish » Ingram est un guitariste virtuose qui sait déjà alterner vélocité et intensité selon les tempos. Mais le « gosse » de Clarksdale (il a fêté ses seize ans le 19 janvier) est également un excellent chanteur au timbre puissant et naturel. Sa maturité s’exprime aussi en termes de « gestion » de la scène, qu’il occupe malicieusement en s’avançant et en choisissant les poses les plus favorables aux objectifs des photographes… Côté acccompagnement, il faut souligner la rythmique impeccable avec notamment Joe Eagle aux fûts, ce dernier s’avérant très efficace et exemplaire à la relance, tout en complicité avec son leader.

S’il reconnaît que sa musique relève du blues moderne, Kingfish affirme également qu’elle se rapproche du blues rock, ce que son répertoire d’un soir confirme avec des emprunts à Cream (Strange brew, l’inattendu medley Drown in my own tears/Sunshine of your love) et inévitablement à Hendrix (Little wing) pour conclure son set. Ce sont là des passages obligés pour entretenir la vigueur du blues contemporain, et quand l’interprétation est d’une telle qualité, on ne saurait s’en plaindre. L’adolescent est en outre bien élevé et ne manque pas remercier Mezzo et Jean-Michel Dupont en reprenant… Love in vain ! Même s’il le réadapte, il ne néglige d’ailleurs pas le blues traditionnel avec Catfish blues, tout en délivrant des versions percutantes de I wonder why et Ain’ it nice to be loved. Côté compositions (car il écrit…), le blues lent Hell & high water met bien en avant son expressivité. Bien sûr, il fait parfois son âge avec des chorus qui gagneraient en étant un peu moins volubiles, mais c’est là une mince réserve : l’artiste est un talent brut qui ira en s’affirmant, et bien que sa marge de progression soit immense, il est déjà très impressionnant. Et l’ovation qu’il obtient, du même ordre que celle réservée à L. C. Ulmer, est amplement méritée.

Cette soirée aura surtout enfanté une émotion rare. Impossible de conclure sans y associer Mezzo, qui œuvrait à gauche de la scène sur sa table à dessin, faisant naître et vivre des saynètes projetées sur grand écran derrière les musiciens. Ajoutant de l’envoûtement à l’émotion. Je tiens bien sûr à remercier une fois encore les auteurs, mais aussi Véronique Dupont Moreau et Jeff Konkel (boss de Broke & Hungry Records, qui « chaperonnait » L. C. Ulmer), qui ont grandement facilité les rapports avec les musiciens.
Textes et photos : Daniel Léon