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Live reports / 07.12.2019

King Biscuit Blues Festival 2019 + Super Blues Sunday

Helena, Arkansas, du 10 au 12 octobre 2019 et Clarksdale, Mississippi, 13 octobre 2019.

Les festivals à scènes multiples ont l’avantage de proposer une offre décuplée. Ils ont l’inconvénient d’obliger à faire des choix, voire des impasses. Ou de grappiller : assister au début d’un set sur une scène, avant de filer vers une autre. Sauf qu’en route, on peut s’arrêter pour profiter d’un musicien installé dans la rue, se restaurer dans un des nombreux stands, rencontrer des amis…

Le premier jour pourtant, le jeudi, la question ne se pose guère puisqu’une seule scène fonctionne, celle, payante, dite Sonny Boy Main Stage. Inutile d’espérer se mettre devant, un large espace est réservé aux spectateurs VIP dûment “bracelés” qui ont installé leurs fauteuils de toile, même s’ils ne les occupent pas. Même situation derrière cette enceinte : là aussi les sièges occupent l’espace, les imprévoyants n’ont plus qu’à se percher sur la levée du Mississippi où, heureusement, ils jouissent d’une vue plongeante. La nuit tombée, ils profiteront aussi des écrans géants situés sur les côtés de la scène. 

Le soleil brille et la température frôle les 30°C mais on ne se bouscule pas pour écouter Cedric Burnside ou Sterling Billingsley. Les spectateurs investissent peu à peu leurs sièges pour Chris O’Leary, solide chanteur-harmoniciste, passé par le groupe du batteur Levon Helm (The Band), un enfant du pays. Très élégant, Zac Harmon offre un set de bonne tenue, entre blues lents prenants et pièces funky dansantes. Entre 19 et 20 heures, la nuit va tomber durant le passage de Billy Branch et ses Sons of Blues, constitués notamment de Dan Carrelli à la guitare et Sumito Ariyoshi au piano. Il est à l’endroit idéal pour rendre hommage à Sonny Boy Williamson (Bring it on home), il évoque aussi sa participation à l’album “Chicago Plays The Stones” avec Sympathy for the devil. La conclusion de la journée revient à Ruthie Foster, qui, la veille, se produisait dans un festival dédié à Mississippi John Hurt, auquel elle rend hommage tout comme à Jessie Mae Hemphill, aux Staple Singers (The ghetto) ou à Johnny Cash (Ring of fire). Elle pioche aussi dans son répertoire avec l’excellent Singin’ the blues ou Runaway soul. Dans les trois derniers titres, elle reçoit le renfort des cinquante membres de la chorale de l’université d’Arkansas.

Cedric Burnside
Chris O’Leary (vo)
Zac Harmon
Dan Carelli, Billy Branch
Billy Branch
Sumito Ariyoshi
Ruthie Foster

Après cette mise en jambes, le marathon commence le lendemain (par un froid de canard et une pluie fine) et se poursuivra le samedi (sous un soleil retrouvé mais des températures fraîches) sur les quatre scènes majeures. L’une d’elle, Front Porch Stage, est abritée dans une salle tout en longueur et sponsorisée par le Delta Cultural Center. Les places y sont chères et il vaut mieux arriver avant le changement de plateau pour espérer s’asseoir. On y a découvert le jeune et prometteur Akeem Kemp (vocal, guitare) et son groupe (sax, basse et drums) prodiguant une musique originale et dynamique. Mr. Sipp lui succédait avec le même engagement. Dans un registre plus traditionnel, on a pu voir Bill “Howl-N-Madd” Perry avec son groupe familial, avec sa fille Sharo dont le surnom « Shy » semble usurpé ! Même s’il réside en Californie, Fillmore Slim exsude le blues mississippien tant dans le fond que la forme, superbement accompagné par Marcus “Mookie” Cartwright à la guitare (on y reviendra) et Kenny “Beedy Eyes” Smith à la batterie, que l’on retrouve deux sets plus tard avec le super groupe réuni autour de Bob Margolin (on en reparlera aussi). B.B. Queen a plus de mal à s’imposer mais la salle s’enflamme avec l’arrivée de Robert Finley, soulman aveugle au look de bluesman. Son tube Age don’t mean a thing fait chavirer le public.

Akeem Kemp (à droite)
Mr. Sipp
Bill “Howl-N-Madd” Perry
Jimmi Mayes, Shy Perry
B.B. Queen
Robert Finley

La CeDell Davis Stage a trouvé refuge dans la carcasse d’un bâtiment qui fut peut-être un garage. L’offre y est variée, du country au Chicago blues. Le grenoblois Garzen a même réussi l’exploit d’y faire entendre son blues en français dans le texte ! Séduit par ses deux albums, je voulais voir Jontavious Willis. Bonne pioche ! Avec simplicité, seul, armé de sa guitare, il affirme son répertoire et provoque rires et approbations dans le public. Il ne néglige pas le show pour autant, allant au contact en jouant de l’harmonica avec classe. Le froid qui engourdit les doigts n’arrête pas le Rev. John Wilkins. Je l’avais déjà vu avec une rythmique, mais avec ses trois choristes de filles, son gospel bluesy prend une autre dimension. You can’t hurry God et Jesus will fix it sont irrésistibles, sans parler de la reprise du Prodigal son, immortalisé par son père, Robert Wilkins, en 1929. Parmi les Chicagoans, j’ai manqué Mary Lane accompagnée par Billy Branch, mais pas Jimmy Burns qui, bien que peu stimulé par l’horaire tardif et la météo, a bien assuré, ou, le lendemain, Linsey Alexander, plus combatif qu’à l’ordinaire, qui a réussi à faire danser le public.

Garzen
Jontavious Willis
Jontavious Willis
Jontavious Willis
Rev. John Wilkins
Rev. John Wilkins
Mary Lane
Jimmy Burns
Linsey Alexander

Un peu plus grande et plus haute, la Lockwood-Stackouse Stage est plantée sur une sorte de parking, à un angle de rues. Beaucoup de musiciens et formations locales s’y produisirent, comme CW Gatlin Band ou le Charles Woods Band de Little Rock. Le leader, portant casquette siglée “Veteran”, assène un bon Last two dollars. À la suite, c’est Fillmore Slim, chapeauté, cravaté, magnifique dans un costume bleu qui apparaît en bonne compagnie : Mookie Cartwright (g), Bob Stroger (b) et Kenny Smith (dm), seul l’harmoniciste laisse à désirer. La jeune génération fait aussi bonne figure avec trois des plus beaux fleurons du Mississippi blues contemporain, Keith Johnson, Mr. Sipp et Marquise Knox. Avec eux, la tradition s’incarne dans une musique bouillonnante, pleine de vigueur. Le premier (vu en France en janvier dernier) est peut-être le plus “traditionnel”, avec un jeu tout en finesse, et un groupe où se distingue Jock Webb à l’harmo. Du haut de ses 28 ans, Marquise Knox fait figure de chef de file d’une nouvelle école, il invite sur scène Jontavious Willis, Keith Johnson et Sean McDonald. S’ensuit un medley improvisé autour de Catfish blues, où Marquise passe sa guitare à Willis pour se concentrer sur l’harmonica. Faut-il en conclure que la phase de rejet du blues par les nouvelles générations noires soit passée ? Ici, ça semble être le cas.

Charles Woods
Fillmore Slim
Fillmore Slim, Kenny Smith, Marcus Cartwright, Bob Stroger
Bob Stroger
Keith Johnson
Marquise Knox
Jontavious Willis, Marquise Knox
Jontavious Willis, Marquise Knox

Sur la Main Stage, Big George Brock, maintenant cloué dans une chaise roulante, chante toujours d’une voix assurée que ponctue l’harmonica. L’Altered Five Blues Band met en avant son chanteur Jeff Taylor, aussi impressionnant physiquement qu’au chant, mais également la guitare volubile de Jeff Schroedl, soutenus par un band compact. Styliste aussi élégant qu’impliqué, Anson Funderburgh choisit des sidemen comblant son incapacité à chanter, comme Christian Dozzler au piano (dont le boogie fait toujours mouche) et Big Joe Maher, batteur au swing racé. Ce n’est sûrement pas sa présence scénique, mais ses compos en mode americana, qui valent à Delbert McClinton les honneurs de la grande scène. Laquelle offre une belle exposition au jeune Marcus “Mookie” Cartwright que l’on découvre. Tout sourire, sans effet gratuit, il étonne par sa maturité et il est bien entouré par Carla Robinson à la basse, le timide Kenny Smith derrière les fûts et, en guest de luxe, Marquise Knox à l’harmonica. Ces deux-là s’apprécient, c’est évident comme le montre cette vidéo.

Altered Five Blues Band
Big Joe Maher, Anson Funderburgh
Christian Dozzler
Delbert McClinton
Marquise Knox, Marcus “Mookie” Cartwright
Marquise Knox

Kenny Smith est vraiment l’homme de toutes les situations, puisqu’on le retrouve dans le super blues band qui réunit de vieux routiers du Chicago blues, formés au contact de glorieux aînés et devenus à leur tour des maîtres. Nommons-les : Bob Margolin et Tom Holland (g), Willie O’Shawny (p), Omar Coleman (hca) et Bob Stroger (b). Tous chantent à leur tour mais c’est Holland et Coleman qui se détachent. 

Le guitariste Andy T et le chanteur Alabama Mike se produisent avec le producteur de leur album, Anson Funderburgh. C’est remarquablement joué et chanté, et on ne peut qu’applaudir, mais aussi regretter que ça ne décolle pas un peu plus. À leur décharge, il faut dire que l’immense scène et le public tenu à distance ne favorisent pas l’interaction. Même constat avec Larry McCray et son blues roboratif bien lubrifié par l’orgue. Le mot de fin reviendra à Kenny Wayne Shepherd, visiblement très populaire auprès du public de la grande scène. Le guitar hero n’usurpe pas sa réputation : il joue fort et bien mais laisse la plupart des vocaux à Noah Hunt, guitariste aussi à l’occasion. À l’orgue, on reconnaît Joe Krown, ex-Clarence Brown et souvent associé à Wolfman Washington.

Kenny Smith
Willie O’Shawny
Bob Margolin
Tom Holland, Omar Coleman
Andy T
Alabama Mike
Larry McCray
Kenny Wayne Shepherd, Noah Hunt

Il est temps de repasser le Mississippi pour retourner à Clarksdale où, demain, le Super Blues Sunday battra son plein. Comme nous y invite un flyer : “After the Biscuit is gone, visit the crossroads in Clarksdale.” 

Le matin, dès 9 heures, le trottoir devant l’incontournable boutique de Roger Stolle, Cat Head, se transforme en front porch. S’y succède la crème de la scène underground : le très jeune 6-string Andrew (12 ans), Louis “Gearshifter” Youngblood (de Jackson), Lucious Spiller, Big George Brock et le formidable Anthony “Big A” Sherrod qui mérite d’être connu. Tout ça est gratuit mais rien n’interdit de glisser quelques dollars dans la boîte à tips. L’après-midi pour 7 dollars de plus versés à la Pinetop Perkins Foundation, on accède à la Hopson Plantation, transformée en site touristique avec chambres, bars et restaurant à la décoration chargée mais évocatrice. Sur les trois scènes se succèdent plusieurs des artistes vus à Helena, mais dans des configurations parfois différentes au gré de jams qui s’organisent spontanément autour de Anson Funderburgh, Christian Dozzler, Bob Margolin, Bob Stroger, Marcus Cartwright, Marquise Knox, mais aussi Bob Corritore, Anthony Geraci et Kenny Brown ! 

C’est au cœur de ce Delta qui a vu prendre forme une musique hybride, faite de souffrance et d’espoir, voilà plus d’un siècle, que se perpétue et se régénère ce blues qui pour universel qu’il soit devenu n’en reste pas moins enraciné dans ces terres. Et ce sont les héritiers de ces créateurs ignorés qui le portent si bien.

Texte et photos : Jacques Périn
Photo d’ouverture : Marcus “Mookie” Cartwright. © Jacques Périn
Vidéos : Jacques Zucchi

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