26 novembre 2019.

Quand ils arrivent sans cérémonie devant l’assistance, les Affirmations se traînent huit jours de concerts dans les pattes et ils ont cramé au moins trois mille kilomètres de bitume. C’est tout du moins ce que nous raconte Hannah Williams, et qui sommes-nous pour en douter ? J’ai moi aussi quelques kilos de boue accrochés aux bottes quand j’arrive rue des Petites Écuries. Des histoires de travail assez banales, de celles qui te coupent l’envie de sortir. Vers la deuxième chanson, je sens que mon visage se contracte, quelque chose essaie de sortir. Ce sont de vieilles larmes, un cru que je garde dans ma cave depuis quelques temps. « How can you call me a sinner, with blood on your hands? » Pas de panique, ça va peut-être se calmer. 

Les Affirmations sont une bande d’Anglais qui te défricheront les feuilles de chou à la hache. Ne t’en offusque pas, ils dégagent le terrain pour l’opération. Quand ils auront fini, Hannah Williams va enfoncer ses pattes dans tes esgourdes jusqu’au coude. Elle va choper tes tripes pour en faire des guirlandes de Noël, en décorer la salle de concert et te faire un petit bisou sur le front pour te remercier de ta participation. La “femme de 50 pieds de haut” (soit tout de même plus de 15 mètres) fait partie de ces chanteuses qui regardent leur public dans les yeux. Enfin, c’est ce qui m’arrive et c’est une expérience terrible. À en juger par les rugissements du peuple de Paris, lui aussi se fait opérer sans anesthésie. Un dieu clément fait péter l’ampli Fender d’Adam Holgate un peu avant Late nights & heartbreak et Mme Williams nous laisse prendre l’air le temps de remédier à ce problème technique. Je tête une clope l’œil hagard en me demandant ce qui m’arrive. C’est certainement que je suis un peu émotif en ce moment, ou alors c’est un de ces concerts comme il n’en existe qu’une poignée dans une vie. 

Hannah Williams interprète des chansons qui transpirent l’amour pervers, l’autodestruction et la culpabilité. Elle nous a dit plusieurs fois qu’elle nous aimait ce soir là et on veut bien la croire : elle comme nous l’avons senti passer. Impossible de lui échapper, elle s’est montrée vulnérable, drôle, sensible et nous a brisé le cœur avant de nous demander pardon en sanglotant. Elle a même susurré Dazed and confused pour charmer les vieux rockeurs désabusés. On s’est laissés mener dans cette danse sans rechigner, et elle a joué avec nous autant qu’avec ses Affirmations. Au milieu de ce tableau baroque d’émotions contradictoires et de hurlements de parisiens pour une fois ravis, Hannah s’arrête pour nous demander le silence. Elle nous dit qu’arrive sa chanson favorite, What can we do?, composée par Victoria Klewin. La fan de 14 ans en moi sautille en se tordant les couettes : « Moi aussi c’est ma préférée ! Hannah et moi on est des âmes sœurs ! » Mais je préfère écouter Victoria nous transporter dans un espace qui ressemble à un monastère gallois du VI^e siècle. Hannah Nicholson a l’occasion de nous démontrer la pure beauté de sa voix dans une harmonie à trois parties qui arrive à nous surprendre malgré le niveau de technique musicale monstrueux démontré jusqu’ici. La ligne de basse arrive bientôt et nous sommes avec une version des Specials qui auraient échangé Desmond Dekker contre Fela Kuti. Hannah Williams reprend le dessus et en un souffle, tout ceci redevient de la soul. Ne me demandez pas comment.

À ce stade, Adam Newton à la basse et Liam Treasure au trombone sautent comme des aliénés en se hurlant au visage des paroles qu’ils ont pourtant entendues mille fois. Tom Taylor agite son saxophone comme un commandant de guérilla, James Graham garde un semblant de calme derrière ses claviers alors que Jai Widdowson-Jones m’inquiète carrément tant son jeu de batterie ultra nerveux et énergique semble l’amener au bout de lui-même. Hannah Williams nous avait prévenu que sa voix est « un peu rude » et « plutôt du côté de Janis Joplin » ce soir. Lors du dernier morceau, elle s’étrangle au milieu d’une note, mais ce ne sont pas ses cordes vocales qui la lâchent. Elles n’oseraient pas. Hannah Williams attend la dernière note pour laisser couler ses larmes devant le public du New Morning, enlacée par les membres de son incroyable groupe. Personne dans cette salle ne méritait qu’on lui donne autant que ce que nous avons reçu ce soir-là : c’est pourquoi nous serons toujours redevables à Hannah Williams et aux Affirmations.

Texte : Benoit Gautier
Photos © Olivier Gestin