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Live reports / 11.07.2019

Festival Terre de Blues, île de Marie-Galante, Guadeloupe

Vendredi 7 juin 2019.

Pendant Terre de Blues, la population de Marie-Galante grimpe. Pardon, elle triple. Et l’année 2019 marque la vingtième édition du festival. L’île ronde affectueusement surnommée “Grande Galette” peine à dépasser les 12 kilomètres de diamètre et sa population les 10 000 habitants. Alors forcément, passer à 30 000 personnes, ça doit se voir… Eh bien même pas. Pas d’érections minérales tendues vers une vue imprenable sur la mer. Ici, les hôtels, gîtes, pensions et autres chambres d’hôtes ou chez l’habitant existent. Mais on les prend où et comme ils sont. Pas nécessairement en ville, d’autant que la plus peuplée, fièrement nommée Grand-Bourg, compte 5 000 âmes. Plutôt à l’ombre sous la végétation, dans le virage d’une route forestière, au fond d’un chemin labouré par le passage des engins agricoles pendant la récolte de la canne à sucre (le rhum est à ce prix), voire sur un bateau à quai… Pas plus de voitures que d’habitude non plus, on vient en bateau ou on ne vient pas.

D’ailleurs, le premier jour, le mieux est d’aller au port de Grand-Bourg. Toutes les têtes de blues débarquent là. Visages colorés, hilares, annonciateurs de célébration. Eux savent que la forme de l’île est aussi celle d’un disque. La musique les cueille d’ailleurs d’emblée, sur la scène de la gare maritime à 50 mètres du débarcadère. Comme dans le village hérissé de chapiteaux qui dessinent une haie d’honneur pour les visiteurs. La musique sort des enceintes, elle investit les terrasses, les rues, les plages. Même quand on s’éloigne du centre, elle persiste dans l’air, comme les effluves d’une spécialité locale. Et si une mélodie, un air ou un chant viennent à s’effacer, d’autres les suppléent. La musique montre le chemin, le long du littoral puis jusqu’à l’habitation Murât, théâtre de la scène principale où Malavoi peaufine sa balance. Aujourd’hui écomusée des Arts et Traditions populaires, l’habitation fut dans les années 1840 la plus importante plantation de canne à sucre de toute la Guadeloupe. Elle offre une vue sidérante sur la mer et lève les derniers doutes : Marie-Galante est bien une île !

Mais en contrebas, la scène nous convoque. La nuit tombe à seulement 18 h 30, mais c’est l’heure. L’heure à laquelle le blues sort de terre. L’an dernier, j’étais tombé sous le charme d’Evaïana, qui se produisait sur la scène de la gare maritime le dernier jour dans le cadre du tremplin. Apprendre ensuite que le duo l’avait emporté ne fut pas une surprise. Et le retrouver en ouverture de cette édition sur la grande scène un réel plaisir. Noémie Sordillon, dont la voix superbe n’était en rien altérée par un léger voile suite à un mal de gorge, est la grâce personnifiée, surtout quand elle s’accompagne à la flûte amérindienne ou simplement en… sifflant ! Son partenaire David Blamèble accentue la rythmique avec son Chapman stick aux effets polyphoniques étonnants, avec ses percussions vocales, voire sa scansion qui lui permet aussi de s’aventurer sur les terres du hip-hop. À la guitare, sans doute ravi de se trouver là, il se lâche jusqu’à céder à quelques plans hendrixiens et en jouant derrière la tête ! Evaïana a pleinement confirmé et on en redemande.

Avec Majo O Ka, on a droit à une exclusivité Terre de Blues. En effet, la formation a été mise sur pied spécialement pour le festival, et pour rendre hommage à Marcel Lollia alias “Vélo” (1931-1984), disparu il y a 35 ans. Ce maître tanbouyé (joueur de tambour) ou maître ka était un adepte très respecté du gwo ka, ce tambour apparenté aux percussions africaines dont les origines rappelleront sans doute quelque chose à tout amateur de blues. Car au début, en Guadeloupe, il résonnait dans les champs, il accompagnait les chants de travail, animait les soirées… Sur scène, on perçoit bien cet héritage, la ferveur, la communion et même l’exaltation qui habitent choristes, musiciens et solistes, qui échangent dans la plus pure tradition du call and response. Le matin durant la conférence de presse, j’avais demandé à Armand Achéron (joueur de gwo ka, membre du groupe et à l’origine du projet) s’il existait selon lui des passerelles entre sa musique et celles d’inspiration afro-américaine. Il m’a répondu qu’il avait vécu une belle expérience dans le genre avec une certaine Liz McComb, artiste à la croisée de chemins s’il en est…

Quant à Malavoi, il s’agissait aussi de fêter un anniversaire, mais carrément le cinquantième ! Le groupe martiniquais a en effet vu le jour en 1969, même s’il se nommait “Mano Césaire et la formation Malavoi”. Ralph Tamar arrivera un peu plus tard, mais le chanteur reste aujourd’hui la figure centrale de l’ensemble. Impossible de soupçonner que ce groupe fête son demi-siècle. Sa musique a toujours cette étonnante fraîcheur, d’autant qu’elle n’a jamais perdu son originalité : elle continue de s’appuyer sur des traditions anciennes comme la biguine et le quadrille, tout en se colorant de touches de salsa et de rythmes afro-caribéens. Une originalité encore accentuée par une caractéristique propre à Malavoi, la présence d’une section de cordes, ce soir-là constituée de trois violons et d’un violoncelle. Un art intemporel doublé d’une belle fête d’ouverture, à laquelle le public finalement venu en nombre n’a pas manqué de prendre part.

Samedi 8 juin

Le concert de Big Daddy Wilson commença dès la conférence de presse matinale. Arrivé la veille d’Allemagne, détendu, disponible et très à l’aise, il accepta d’en “pousser une petite” en salle de presse… Il précisa aussi que son show du soir serait centré autour de son dernier CD “Deep In My Soul” (Ruf), un album remarquable qui fait la synthèse de toutes ses influences : blues racinien ou bien moderne avec des sonorités contemporaines, morceaux mus par un groove funky, ballades soul et bien sûr soul blues, un genre dans lequel il excelle et qui en fait un des meilleurs chanteurs de sa génération. En revanche, de toute évidence, la présentatrice n’avait pas assisté à la conférence, pas lu de biographie récente de Wilson ni écouté son dernier CD. Curieusement focalisée sur un album déjà ancien paru en 2009 (“Love Is The Key”), elle semblait ignorer qu’il en a sorti neuf autres depuis cette date et qu’il en compte quinze au total. En outre, elle revint sur scène après le concert pour le ponctuer d’une phrase qui tue : « Blues from Mississippi. » Alors que Big Daddy est originaire de Caroline du Nord et n’a jamais vécu dans le Mississippi… Certes, tout ceci prête à sourire et ne remet pas en cause l’excellence de l’organisation par ailleurs, mais dommage de ne pas utiliser les éléments existants pour présenter les artistes au public…

Face à une affluence en très nette augmentation par rapport à la veille, Wilson débuta donc avec deux morceaux tirés de son dernier album, I know et Ain’t got no money, qui mettent en avant son sens de l’humour et contribuent à installer un climat tout en décontraction. Deep in my soul, la chanson-titre, est abordée dans une veine plus funky, puis le concert monte sensiblement en puissance, avec un leader qui démontre progressivement toute l’étendue de son registre à la fois vocal et stylistique. Miss Dorothy Lee, avec son Bo Diddley beat survitaminé, est tout sauf un hommage affligé à sa mère, la reprise du Grinnin’ in your face de Son House marque un retour à l’apaisement, Texas boogie ressuscite les juke joints du Sud et Neckbone stew est une recette goûteuse de soul food à base de spirituals, de gospel et de… reggae ! Ou comment changer de dimension en quatre chansons totalement différentes mais habitées par le même état d’esprit.

Et la dernière partie du spectacle ne quittera plus la haute altitude. Avec ses petits accents jazzy, Baby don’t like devient vite frénétique pour mieux annoncer l’autobiographique My day will come, autre tour de force sur lequel Big Daddy Wilson nous fait regretter qu’il s’agisse déjà du dernier morceau. Heureusement, il nous gratifie d’un rappel, en interprétant en outre ma chanson préférée de son dernier album, entêtante et musclée, mais simplement intitulée I’m walking. Une marche dans le bon sens pour conclure un concert de grande classe. Mais je ne voudrais surtout pas oublier de souligner l’excellence de son groupe, composé de quatre musiciens italiens (guitare, claviers, basse et batterie, tous aussi à leur avantage aux chœurs). Ils ont permis à Wilson de s’exprimer pleinement, pour notre plus grand plaisir.

Si cette édition marque les 20 ans de Terre de Blues (lanné sélébrasyon, inutile de traduire…), elle s’inscrit aussi sous le signe du gwo ka. Et si Majo O Ka, vu la veille, était un collectif spécialement réuni pour le festival, Akiyo Mizik a commencé à se produire sur scène en 1988. Le groupe est en outre issu d’un mouvement culturel fondé en 1979 (Akiyo) et son répertoire s’agrémente d’un message social fort. Dès ses débuts, Akiyo fustige ainsi la répression, le colonialisme ou encore les armes nucléaires, et en 2009, il fut à l’origine de la fameuse grève générale des Antilles françaises (Guyane, Martinique et Guadeloupe), qui dura de fin novembre 2008 à mi-mars 2009. Sur scène, la prestation dépasse le “simple” concert, on assiste à un spectacle artistique et culturel complet, on se croirait presque face à une pièce avec ses actes. On est pris dans un tourbillon de chants, de danses, d’harmonies vocales, avec une incroyable luxuriance musicale et toujours la part belle donnée aux percussions (mais dans un registre différent de celui de la veille, moins de gwo ka, un plus grand nombre d’instruments)… Pour moi, peut-être bien le meilleur show de tout le festival, ou du moins mon préféré, avec Big Daddy Wilson, bien sûr. Et le tout dans une ambiance indescriptible avec une foule considérable digne des plus grands festivals européens.

En revanche, je n’ai pas trouvé la même ferveur communicative dans le concert de Tarrus Riley, auquel j’ai donc un peu moins accroché. Peut-être est-ce la faute à une première partie à mes yeux quelque peu décousue, faite d’une suite de morceaux inachevés et autres faux départs. Cette sorte de medley à rallonge m’a franchement désorienté. En outre, j’avoue toujours assez peu goûter aux faux chœurs moulinés au synthétiseur… Mais il faut sans doute tempérer cela du fait de ma méconnaissance de cette forme moderne de reggae, ce dont je conviens bien volontiers. D’autant, une nouvelle fois, que le public a semblé apprécier, ce qui est bien l’essentiel.

Dimanche 9 juin

La troisième et dernière soirée à l’habitation Murât fut d’abord éprouvante, plusieurs problèmes techniques venant bouleverser le planning des balances, avec pour conséquence un important retard : Ms. Lauryn Hill montera sur scène à 0 h 55 au lieu de 22 h 00. Trois heures de retard. C’est beaucoup. Sans doute trop pour un public amassé de longues heures en attendant l’ouverture des portes, et qui le fera légitimement savoir. Beaucoup attribuent ce retard à la seule Ms. Lauryn Hill, il est vrai précédée d’une réputation peu flatteuse dans le domaine. Des informations à la fois contradictoires et invérifiables circulèrent à ce propos, et s’étendre là-dessus me semble un peu vain. Les organisateurs rétabliront certaines vérités et présenteront leurs excuses, sachons nous en satisfaire. Ce sont des gens responsables, sinon Terre de Blues ne serait pas ce qu’il est, un formidable festival avec un plateau royal récompensé par un succès populaire incroyable. Parlons des spectateurs, justement : je ne pensais pas qu’on pouvait mettre autant de monde sur le site… Bref, selon les informations qui nous ont été communiquées, nous étions 8 000 dimanche ! Parlons aussi des artistes, nous étions d’abord là pour eux… et eux là pour nous ! Ils nous ont offert trois shows très différents, et c’est une des grandes forces de cet événement qui décline un panorama étendu, varié, coloré, vivant et métissé des musiques qui nous habitent, toutes créatrices de joie, de ferveur, de partage et d’enthousiasme. Lanné sélébrasyon !

J’ai pleinement adhéré à l’approche du saxophoniste Jacques Schwarz-Bart, incarnation de cet état d’esprit avec un jazz inventif teinté de racines caribéennes et secoué par la pulsation du gwo ka. Fils de l’écrivain André Schwarz-Bart, prix Goncourt en 1959 pour Le dernier des justes, le natif des Abymes (Guadeloupe) s’appuie sur ce décalage qui donne d’ailleurs son nom à l’un de ses premiers thèmes. La formation est celle d’un nouveau projet intitulé “Soné Ka La 2” et comprend Malika Tirolien (chant et piano), Grégory Privat (piano), Reggie Washington (basse), Sonny Troupé (percussions) et Arnaud Dolmen (batterie). Washington fut épatant et lâcha franchement les chevaux plus le concert avançait (New Padjanbel), pendant que Malika Tirolien, petite-fille du poète Guy Tirolien et native de Marie-Galante, nous offrait quelques belles envolées de son chant délicat mais profond.

Le changement de registre fut ensuite radical avec l’Ivoirien Tiken Jah Fakoly, qui d’emblée arpenta la scène avec une longue cape blanche du plus bel effet. Il m’a pleinement réconcilié avec le reggae tout en me faisant oublier Tarrus Riley. J’adore en effet ce genre de reggae revendicateur qui remue autant par ses textes que par sa musique, pourtant en soi excitante au plus haut point. Une musique qui prend tout son sens et vit par ses compositions, avec un propos souvent désabusé (« Tout le monde veut le paradis mais personne ne veut payer le prix »), et qui ne manque pas de condamner les conflits qui frappent le continent africain (« Ils ont brûlé le Congo, ils ont enflammé l’Angola, ils ont ruiné le Gabon, ils ont brûlé Kinshasa »). Énorme présence scénique, musique apte à nourrir nos réflexions, Tiken Jah Fakoly et ses accompagnateurs ont tout simplement livré une performance exceptionnelle, pour moi la meilleure avec celle d’Akiyo Mizik…

Quant à Ms. Lauryn Hill, elle vint pour sa balance en début de soirée, avant l’ouverture des portes. Mais les spectateurs qui s’impatientaient à l’extérieur n’ont de toute façon rien manqué. Tout de noir vêtue, une cagoule sur la tête, elle était quasiment impossible à identifier, même depuis le pied de la scène. Et dès que la moindre lueur blafarde apparaissait (l’espace de quelques dixièmes de seconde afin que techniciens et musiciens voient quand même ce qu’ils faisaient !), elle tournait vivement la tête et demandait par gestes que l’on éteigne. Étrange balance qui se déroula ainsi dans une quasi-obscurité, avec des personnages qui paraissaient sortis d’un théâtre d’ombres chinoises. Forcément, le groupe prit son temps, on soigna ainsi particulièrement les chœurs… Plus tard, en préambule du show, une DJ fort compétente et sympathique entreprit (non sans succès) de rassurer le public (oui, Ms. Lauryn Hill va bien chanter, ouf…) mais dans ces circonstances, elle aurait pu écourter un peu son intervention…

Puis Ms. Lauryn Hill se présenta, plutôt curieusement accoutrée. Le début du spectacle sera un peu heurté, la chanteuse visiblement fâchée se débattant avec ses retours dont elle se plaignait sans cesse. Il est vrai que ça jouait fort, très fort, sur les premiers titres (Lost ones et To Zion)… Mais au bout d’un moment, elle finit par enlever ses oreillettes de retour, sembla s’apaiser et trouver de meilleurs réglages. N’ayant plus à s’en préoccuper, elle bougea plus, s’investit plus, partagea plus aussi, et Everything is everything et Killing me softly lui permirent d’affirmer sa fabuleuse maîtrise vocale. La fin de concert fut dès lors débridée et même franchement détendue avec de l’improvisation sur Ready or not : « Guadeloupe are you ready, are you ready Marie-Galante ? » Une interprétation en français de Ne me quitte pas acheva de convaincre un public désormais conquis et resté en nombre, et la grogne du début de soirée n’était plus qu’un mauvais souvenir… Il faut surtout reconnaître que nous avons affaire à une chanteuse hors norme, quel que soit le registre sa voix, dont le grain unique est une vraie marque (n’en déplaise aux nostalgiques de ses premières années), n’est que pure émotion et touche en plein cœur. Ms. Lauryn Hill est en outre restée sur scène 1 h 25, soit bien plus qu’en d’autres lieux…

Lundi 10 juin

Et cette vingtième édition fut un succès. Succès artistique avec un plateau de très haut niveau, il faut insister là-dessus : réunir autant d’artistes de cette qualité, autant de représentants de différents styles musicaux, le tout sans trahir la cohérence et l’esprit originel, est juste exceptionnel, et le terme n’a rien d’excessif. Succès populaire bien sûr, avec 20 000 spectateurs en trois jours à Murât, sachant que le site ne peut en accueillir davantage… Succès technique avec une qualité sonore globalement plus que bonne, mais avec aussi des éclairages sublimes, en particulier ceux de l’écran géant à l’arrière-plan de la scène, souvent fascinants de réalisme et en parfaite phase avec les concerts. Succès organisationnel enfin, et ce malgré le retard de la troisième soirée, car il importe de rappeler que Marie-Galante est une île de 158 km2 uniquement accessible par bateau. Merci à tous ceux qui ont œuvré, avec une mention spéciale à Franciane Héron (chargée des relations presse), disponible en toutes circonstances, toujours là au bon moment et d’une efficacité exemplaire. Pour être complet, je n’oublie pas de citer les trois finalistes du tremplin qui s’est tenu le 10 juin, soit Finètakaz, Odla et Georges Toms : chacun peut voter du 6 juillet au 31 octobre 2019 à cette adresse sur Facebook, et le groupe lauréat ouvrira la prochaine édition qui se déroulera du 29 mai au 1er juin 2020. Cette année 2019 célébra donc la vingtième édition. Mais ce festival créé en 2000 aura 20 ans l’an prochain. Prétexte à une autre sélébrasyon ?

Texte : Daniel Léon
Photos (sauf mention) © Dominique Allié
Photo d’ouverture : Lauryn Hill © Philippe Tirolien / IDLine Studio

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