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Live reports / 05.07.2018

BLUES RULES 2018

Le Blues Rules festival de Crissier en est déjà à sa neuvième édition et espérons qu’il n’en soit qu’au début de son histoire. Où d’autre en Europe, en effet, peut-on approcher d’aussi près l’ambiance d’un “picnic” du Mississippi ? Non seulement le Blues Rules fait-il venir en exclusivité les représentants actuels, souvent négligés, d’un art encore bien vivace dans le terroir le plus profond des musiques afro-américaines, mais aussi s’attache-t-il à recréer, en termes de convivialité et de spontanéité, les conditions qui en permettent l’expression la plus joyeuse et fraternelle. N’ayant pas pu assister à tous les concerts, je fais le choix d’un compte-rendu très subjectif, mais je tiens en préalable à insister sur cette particularité qui fait, indiscutablement, du Blues Rules un événement précieux.

 

 

Cent dix ans après la naissance d’Otha Turner, le festival accueillait en 2018 ceux qui portent son héritage. Son ancien compère R.L. Boyce tout d’abord, nommé aux derniers Grammy Awards (et bien forcé de s’incliner devant les Rolling Stones – à Hollywood, on est blues ou on ne l’est pas !) mais qui a surtout passé son enfance et son adolescence à tenir le tambour dans le groupe de “fife and drum” de feu Turner. Le fife and drum, une musique antédiluvienne du Sud rural jouée au fifre et au tambour, dont l’allant rythmique marque le “deep blues” qui s’est ensuite développé au Mississippi notamment. Aujourd’hui sexagénaire, Boyce pratique le Hill Country blues rendu célèbre par un autre R.L. (Burnside) mais conserve toute l’approche ethnique qu’il a mûri au cours de ses années de formation.

 


R.L. Boyce

 

Il y avait également Sharde Thomas, petite fille de Turner née en 1990 qui, avec son ami Chris Mallory et son cousin Aubrey Turner, forme le Rising Star Fife & Drum Band. Loin de conserver son héritage comme une relique de musée, elle y incorpore des touches africaines (le djembé, qu’elle retient de la rencontre entre son grand-père et des musiciens sénégalais alors qu’elle avait cinq ans) et contemporaines (la jeune dame est fan de Beyoncé). Loin des shows millimétrés des vedettes médiatiques de l’industrie musicale, il y a bien sûr quelques flottements : à mes oreilles, Boyce n’est pas Burnside, il ne chante pas très juste et a du mal à terminer ses morceaux comme, parfois, à en maîtriser le tempo. Mais, chaotique avec R.L. Boyce, intemporel et céleste avec Sharde Thomas, ce blues-là, rural et communautaire, est éminemment profond et vital. Il invite à la danse et à la célébration de l’humanité. 

 


Le Rising Star Fife and Drum Band de Sharde Thomas

 

La musique des juke-joints du Mississippi était à la fête dans le parc du château de Crissier, puisqu’on y retrouvait également le puissant guitariste Anthony “Big A” Sherrod et l’époustouflante chanteuse Joyce “She-Wolfe” Jones, accompagnée pour l’occasion par son fils guitariste et batteur Cameron Kimbrough (venu à Crissier l’an dernier). Si le répertoire du premier paraît plus galvaudé que celui de la seconde (Sherrod commence son set par Got my mojo workinget propose une set-list à l’avenant alors que She-Wolfe dispose quant à elle de solides compositions originales) les deux communiquent la même urgence. She-Wolfe et Cameron ravivent les cendres de Junior Kimbrough et les pulsations si sensuelles de sa musique ; Big A nous plonge au cœur des rades du Delta comme le Red’s de Clarksdale : il y a en lui du Big Jack Johnson et du Booba Barnes. On y est ! 

 


She-Wolfe

 


Cameron Kimbrough, She-Wolfe

 


She-Wolfe, R.L. Boyce, Cameron Kimbrough

 


Anthony “Big A” Sherrod

 

Bien sûr, autant être honnête : la plupart des autres groupes programmés n’entretiennent qu’un rapport lointain et souvent fantasmé avec le blues, souvent réduit à une imagerie ou une simple formule. C’est d’une oreille distraite et les neurones “détendus” (il y avait de quoi faire à ce niveau-là) que j’ai, par exemple, suivi le blues-pop consensuel et inoffensif de The Two, les ambiances new age de Youri Defrance qui se rêve en chaman, ou encore les éructations saturées sur fond de raideur rythmique de Molly Gene qui me font parfois l’effet d’une souris qu’on étrangle. Ne pouvant se prévaloir d’un toucher artisanal personnel (ce qui rendait totalement uniques, par exemple, R.L. Burnside, Ranie Burnette ou Fred McDowell), certains intervenants ne peuvent compter que sur des gimmicks pour se différencier – la palme revenant dans ce domaine aux invités de Molly Gene, les Freight Train Rabbit Killers avec leurs déguisements et leur merchandising improbable bricolé. Dans ce contexte, même s’il ne fait que recycler des riffs de Delta blues et chante d’une voix forcée, le sympathique Greg “Big Papa” Binns se distingue par sa légitimité : c’est ce chauffeur routier de l’Arkansas, fan de blues, qui a remis en selle le vénérable CeDell Davis et lui a offert une fin de vie digne, le tirant de l’hospice pour l’emmener se produire par deux fois en Europe (cf. l’interview de Binns et de Davis dans Soul Bagn°214).

 


Greg “Big Papa” Binns

 

On se laisse alors prendre au jeu tant l’atmosphère de “Crississippi” (terme qui renvoie aussi bien au lieu et à l’esprit de la manifestation) est unique. Le Blues Rules semble en effet produire une sorte de petite magie qui fait que, quand tout ce petit monde hétéroclite se rejoint pour taper le bœuf et entoure le vénérable R.L. Boyce sur scène, ça déménage sec et on plane un peu. On a même quelques surprises de taille, comme par exemple avec l’Anglais Thomas Ford ou encore Konrad Wertz alias Possessed By Paul James. Une arrivée tardive due à un voyage chaotique et d’autres imprévus n’empêchent pas ce sympathique gaillard folk rural de participer aux jams et, surtout, de délivrer un set époustouflant à la guitare, au violon ou encore au banjo. Son énergie et ses compositions génèrent un véritable entrain. Je n’avais jusque-là jamais été réellement touché par sa musique ; j’ai compris ce soir-là qu’il fallait le voir sur scène pour entrer dans son univers, et que celui-ci n’était pas en toc.

 


Thomas Ford

 


Possessed By Paul James

 

Quant au final, quelle majesté ! Bien tard dans la nuit, le trio Hypnotic Wheels prend possession de la scène. Tia Gouttebel (chant, guitare), Marc Glomeau (percussions) et Gilles Chabenat (vieille à roue) reviennent du Mississippi où, avec Sharde Thomas, Cameron Kimbrough et d’autres (Cedric Burnside, Pat Thomas) ils ont enregistré leur magnifique album “Muddy Gurdy”, ou quand le blues des collines du nord-Mississippi rencontre la vielle des volcans d’auvergne. Sous les étoiles, une atmosphère toute particulière s’installe alors, où la transe groovy (Going down South, hymne signé R.L. Burnside) se mue peu à peu en incantation spirituelle (I came on the moon, superbe titre phare de Tia).

 


Hypnotic Wheels

 


Tia Gouttebel, Gilles Chabenat

 

 

Et le festival prend une dimension supplémentaire lorsque le Rising Star Fife & drum band rejoint les Hynotic Wheels sur le gospel ancestral Sometimesde Bessie Jones : c’est l’impression de ne faire qu’un, les uns avec les autres, mais aussi avec la terre, les arbre et l’immensité du ciel, qui se propage dans l’assemblée… Une prestation qui laisse sans voix, le cœur rempli de bonheur.

Éric Doidy
Photos © Christophe Losberger