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Hommages / 06.09.2023

Tail Dragger (1940-2023)

Sa longue silhouette dégingandée, sa voix naturellement proche de celle de son mentor Howlin’ Wolf et son parcours personnel en faisaient l’incarnation contemporaine d’une certaine idée du bluesman “à l’ancienne”. Décédé le jour même où un documentaire qui lui est consacré devait connaître sa première projection, il a chanté et vécu le blues jusqu’à son dernier souffle.

Originaire de Altheimer dans l’Arkansas, à quelques kilomètres de Pine Bluff, la ville de CeDell Davis et Bobby Rush notamment, James Yancey Jones est élevé par ses grands-parents suite à la séparation de ses parents. Il découvre le blues à la radio, grâce aux émissions de WLAC sponsorisées par le distributeur Randy’s Record Mart, mais aussi sur la scène d’un club local, le Jack Rabbit’s, où il se faufile bien qu’il n’ait pas encore l’âge légal pour y entendre, entre autres, Sonny Boy Williamson II et Boyd Gilmore. Après avoir circulé pendant l’adolescence entre Chicago, où vit sa mère, et le Texas où il est accueilli par un oncle, c’est dans la Windy City qu’il se fixe à partir de 1966, où il commence à travailler comme mécanicien automobile. 

Son installation en ville est aussi l’occasion de laisser libre cours à sa passion du blues en allant écouter les vedettes du genre, et Howlin’ Wolf au premier chef, dans les clubs locaux. Si une tentative de se mettre à la guitare est un échec, il ne tarde pas à se découvrir chanteur. Un soir, alors qu’il va écouter l’ensemble de Nate “Necktie Nate” Haggins, un chanteur dans la lignée du Wolf, celui-ci le met au défi de monter sur scène et de faire mieux que lui. Jones tient le pari et se lance alors dans une carrière d’imitateur du Wolf, aussi bien vocalement que dans son style scénique, ce qui lui vaut le surnom de Crawlin’ James (“James le rampeur”) pour sa façon de se mouvoir sur scène. Par le biais de Lee “Shot” Williams, il fait la connaissance d’Howlin’ Wolf, qui apprécie son approche et devient pour lui une sorte de mentor. C’est d’ailleurs le Wolf qui lui attribue un nouveau surnom, Tail Dragger (parfois orthographié en un seul mot), en référence à ses retards chroniques. 

Tout en continuant à travailler le jour en tant que mécanicien – il a son garage, sur Madison Street –, il commence à se produire en club sous son propre nom, en particulier avec le groupe du bassiste Purvis Scott au Lovie’s, sur 22nd Street. Il monte ensuite son propre ensemble, dans lequel passent, entre autres, Willie Kent, Hubert Sumlin, Carey Bell, Kansas City Red, Little Mack Simmons, Big Leon Brooks, Eddie Shaw et Lester Davenport, et avec lequel il joue un peu partout dans le West Side (The 5105 Club, The Rat Trap, Dave and Thelma’s, Mary’s Lounge…). Il est aussi un habitué du Delta Fish Market d’Oliver Davis, où il partage la scène avec d’autres figures locales comme Maxwell Street Jimmy Davis, Boston Blackie, Detroit Junior et Vernon Harrington. 

Tail Dragger, Good Rockin’, Charles, Delta Fish Market, Chicago, 1979. © André Hobus

Malgré sa visibilité, il n’enregistre que très ponctuellement (un single pour Leric Records, le label de Jimmy Dawkins, avec la première version de son classique My head is bald, que Soul Bag évoque dans son numéro 104), mais il commence à se faire remarquer par les amateurs au-delà de sa base habituelle. À partir de 1989, il commence à tourner en Europe, souvent avec des orchestres locaux comme les Néerlandais du Little Boogie Boy Blues Band, et enregistre pour Wolf Records (sur l’album de John Littlejohn “Littlejohn’s Blues Party (Chicago Blues Session Volume 13)”) ainsi qu’en invité du Mojo Blues Band (“The Wild Taste Of Chicago”). 

Sa carrière est brutalement interrompue en 1993 quand il abat, au cours d’une dispute portant sur des questions financières, le guitariste Boston Blackie. Bien qu’il plaide la légitime défense, il est condamné pour meurtre à une peine de prison de quatre ans, dont il ne purge que 17 mois. Paradoxalement, sa carrière connaît une accélération après sa libération, avec un premier album pour St. George Records en 1996,  “Crawlin’ Kingsnake”, puis une série de disques pour Delmark qui commence en 1999 avec “American People” et se poursuit tout au long des années 2000 avec deux disques en public, “My Head Is Bald (Live At Vern’s Friendly Lounge, Chicago)” et “Live At Rooster’s Lounge”, qui sort également en DVD. Souvent accompagné de Rockin’ Johnny Burgin, il reste un habitué des clubs de Chicago. En 2007, il est une des vedettes, avec Lurrie Bell et Eddie Taylor Jr., de la tournée du Chicago Blues Festival. Il retrouve ensuite les scènes françaises pour deux tournées en 2011 et 2012 avec le groupe Rockin’ Johnny. S’il continue par la suite à visiter régulièrement les festivals européens, il ne semble pas être revenu en France. 

Utrecht, novembre 1997. © Dominique Papin

Au plan discographique, il publie en 2012 un album avec Bob Corritore, “Longtime Friends In The Blues”, puis Delmark exhume en 2013 sous le titre “Stop Lyin’” une séance de 1982 probablement gravée pour Leric et restée inédite. Alors qu’il continue à apparaître régulièrement sur les scènes de festival du monde entier, son dernier disque est un enregistrement de concert en Espagne, “Mercy! Live In Bilbao”, gravé avec des musiciens locaux et sorti en toute discrétion en 2021. Il apparaît cependant sur plusieurs productions de Bob Corritore (l’anthologie “Don’t Let The Devil Ride!” et “Cold Chills”, crédité à Henry Gray & Bob Corritore) et chante deux titres sur l’album hommage à Howlin’ Wolf “Howlin’ At Greaseland” pilotée par Kid Andersen et sorti en 2017. 

Portant haut et fort sur les scènes du monde entier la voix d’un blues traditionnel dont il n’a jamais dévié, il ne cachait pas son pessimisme quant à l’état de santé du genre, en particulier dans son pays natal : « Les jeunes Noirs d’aujourd’hui ont oublié le blues. Ils ne réalisent pas que leurs ancêtres ont lancé la musique qui a donné naissance au rap qu’ils écoutent aujourd’hui. Je n’aime pas du tout cette merde. Ils agissent comme s’ils avaient honte du blues. Ce sont les jeunes Blancs qui jouent le blues aujourd’hui. Les guitaristes blancs minent le vrai blues. Et ce n’est vraiment pas le “vrai” blues. C’est du blues bidon. Du blues rock. Du blues pour touristes. »  Par comparaison, il fait l’éloge du public européen : « Ils te traitent comme un roi là-bas. J’y vais depuis 1989 et j’espère pouvoir y retourner beaucoup plus souvent. Une chose à propos du public là-bas, on ne peut pas leur vendre des conneries, ils connaissent leur truc. » 

Interrogé en 2013 par Blues Blast, il ne se plaignait cependant pas de sa situation : « En ce moment, je suis au sommet. Je voyage davantage et à mon âge, je n’ai pas besoin de pointer. Je gagne plus d’argent que jamais. J’ai ma sécurité sociale parce que j’ai toujours eu un travail. Certains gars n’ont jamais travaillé et doivent jouer pour manger. Je suis très à l’aise. J’ai l’intention de rester dans le coin et de continuer comme ça  aussi longtemps que je le peux. » Ces dernières années, des problèmes de santé avaient diminué sa mobilité, sans que cela vienne impacter la puissance de ses prestations scéniques comme il l’avait encore montré à l’occasion d’une apparition avec le Delmark All-Star Band à la fin du mois d’août. La sortie du documentaire de Kevin Mukherj, Tail Dragger – Journey of a Bluesman servira à saluer sa mémoire.

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture © Brigitte Charvolin

Chicago, juin 2010. © Brigitte Charvolin
Chicago, juin 2017. © Brigitte Charvolin
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