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Live reports / 04.12.2023

Lucerne Blues Festival 2023

16 au 18 novembre 2023.

28e édition de ce que l’on peut considérer comme l’un des tout meilleurs festivals européens de blues. Lucerne, c’est dix formations ou artistes américains sur trois soirées dans une grande salle du Casino, quatre “blues brunchs” sur deux week-ends dans un palace digne de Wes Anderson, et des jams à partir de 23 h au bar-théâtre du Casino où se retrouvent musiciens et spectateurs encore valides pour terminer la nuit 

Jeudi 16

C’est Sean “Mack” McDonald, le jeune chanteur-guitariste d’Augusta, Géorgie, qui ouvre les hostilités ce jeudi et il bénéficie en backing band de la crème de la scène d’Austin, autrement dit The Texas Horns avec Kaz Kazanoff (sax ténor), Al Gomez (trompette), John Mills (sax baryton) et les frères Moeller (Johnny, guitare ; Jason, batterie), plus Nick Connolly (claviers) et Michael Archer (basse), venus pour accompagner le lendemain Stan Mosley. Autant dire que ça pousse fort et Sean McDonald nous propose un set de reprises penchant largement vers le Sud, de Johnny “Guitar” Watson à Freddie King en passant par Fenton Robinson pour le côté guitare et de Little Milton à Bobby “Blue” Bland pour les vocaux. La guitare est fluide et dynamique, elle est parfois délaissée par Sean devenant chanteur et showman avec le support de Johnny Moeller à la guitare rythmique et solo. Le jeune homme, que l’on verra pour la première fois en France a priori en mars 2024, est doué et globalement son positionnement stylistique n’est pas sans évoquer Kirk Fletcher, qu’il a d’ailleurs côtoyé sur les scènes de Nashville lorsqu’ils résidaient temporairement par hasard tous deux dans cette ville devenue un des centres importants de l’actuelle scène blues.

Sean “Mack” McDonald
The Texas Horns : John Mills, Kaz Kazanoff, Al Gomez
Johnny Moeller
Sean “Mack” McDonald

Ce sont deux autres jeunes espoirs de cette scène blues en plein renouvellement qui prennent la suite et le concept annoncé est intrigant. Encore Nashville : lorsque Kevin McKendree, organiste de renom, entre autres pour Delbert McClinton, rencontre le batteur Jason Smay (ex-JD McPherson), ils réalisent que leurs fils respectifs, Yates McKendree et McKinley James, sont chanteurs et guitaristes dans un registre blues et se croisent sur les scènes des clubs de la ville. Nos quatre nouveaux amis montent alors un groupe temporaire, Fathers And Sons, pour entre autres venir jouer à Lucerne. Idée très intéressante, mais les profils sont quand même différents, la famille Smay très orientée Chicago blues période Cobra Records et la famille McKendree plutôt blues électrique urbain à la B.B. King. Les premiers morceaux sur la scène du festival donnent d’ailleurs l’impression que la rencontre va être compliquée, McKinley James ayant un jeu et un répertoire hyper dynamique, alors que Yates McKendree, plus introverti, vit un blues torturé moins direct. Mais les qualités des quatre protagonistes finissent par prendre le dessus, et sur un répertoire impeccable issu des disques des deux guitaristes, les duels de guitare font monter la température. Confirmation : nous tenons bien-là deux talentueux membres supplémentaires de cette fameuse nouvelle génération.

Yates McKendree
McKinley James

Vient ensuite la première grande sensation du festival, The Love Light Orchestra, en direct de Memphis. Ce projet initié en 2017 par John Németh (chant), Joe Restivo (guitare) et Marc Franklin (trompette) a pour ambition de montrer qu’à Memphis il n’y a pas que Sun et Stax ! Il existait en effet parallèlement une scène blues-rhythm and blues très populaire auprès du public afro-américain des années 1950 et 1960, scène qui a produit via les clubs de la ville une génération de géants du blues urbain dont les noms, Bobby “Blue” Bland, Junior Parker, B.B. King, Little Milton, ont d’ailleurs résonné tout au long du festival à travers de multiples reprises de la part de la majorité des groupes présents. Une section de cuivres de feu menée par Marc Franklin (deux trompettes, deux saxophones, un trombone) et la guitare de Joe Restivo (City Champs, Bo-Keys, Don Bryant) emmènent les morceaux interprétés vers une perfection et une efficacité remarquable, restituant ainsi le son des big bands soul blues de chez Duke ou Bobbin-Chess et fournissant un support idéal à la voix de velours de John Németh. Reprises donc, mais aussi des compos fortes telles que Time is fading fast et Come on moon issues du deuxième album, tous ces titres laissent une large place aux cuivres, le saxophone étant à l’époque l’instrument leader, mais Joe Restivo se régale et impressionne en évoquant le grand Wayne Bennett ou même son modèle et mentor, le guitariste Calvin Newborn, acteur majeur de la scène de Memphis. Un premier jour déjà proche donc de la perfection !

Art Edmaiston, Jason Yasinsky, Paul B McKinney, John Németh
Joe Restivo
Jason Yasinsky, Paul B McKinney, Marc Franklin
Willy Jordan, Joe Restivo, Mathew Wilson
Paul B McKinney, John Németh, Willy Jordan

Vendredi 17

On revient au Chicago blues pour une bonne partie de la soirée avec d’abord Tom Holland and The Shuffle Kings, groupe bien représentatif de ce que l’on entend dans les clubs de la Windy City et accompagnateur occasionnel de John Primer, Eddy Clearwater ou James Cotton dans les années 1990-2000. Invité pour l’occasion, Joey J Saye est au chant sur certains morceaux et à la guitare rythmique et lead, présentant ce soir-là son côté électrique qu’on tend à méconnaître et évoquant dans ses interventions ce style chicagoan des années 1950 et 1960 qu’il affectionne tant. On entend ainsi du Eddie Taylor, du Earl Hooker ou du Jimmy Rogers dans son jeu fin et dépouillé, et on sent tout le respect qu’il a pour ces instrumentistes mythiques. Le trio de Tom Holland (guitare, chant) est dans un registre plus moderne et il propose avec talent ce Chicago blues que l’on entend en club là-bas depuis les années 1980, guitare en avant et rythmique lourde. C’est bien fait, mais un décalage se crée automatiquement avec les interventions de Joey J Saye, dont la guitare est en plus calée sur un niveau sonore moindre. Un très bon set qui génère finalement un peu de frustration.

Joey J Saye, Tom Holland
Joey J Saye
Tom Holland

Toujours Chicago, avec la surprise de retrouver sur scène le guitariste Dave Weld, vétéran du groupe de Lil’ Ed and The Blues Imperials dans les années 1980, mais aussi l’harmoniciste Pierre Lacocque, le leader de Mississippi Heat. Séquence nostalgie donc, mais set bruyant et confus. Dave Weld, malgré l’aide de la chanteuse Monica Myhre, a du mal à gérer ses vocaux et part trop facilement dans des solos de guitare, slide ou pas, trop bavards et mal maîtrisés. La compo du groupe, avec deux vocalistes, un bassiste, un batteur, un clavier, un saxophoniste et l’harmonica de Pierre Lacocque, qu’on entendra d’ailleurs peu, ne facilite pas un propos net et efficace. Si une partie du public apprécie le show, pour les autres c’est visiblement le moment de la pause…

Dave Welch
Monica Myhre
Pierre Lacocque

Puis vient la star de la soirée, Stan Mosley, avec toute l’équipe d’Austin déjà citée : les Texas Horns plus Moeller Brothers & Friends, exactement le groupe qui l’accompagnait sur son très réussi “No Soul, No Blues”. Soulman, bluesman, le chanteur incarne les deux et les allers-retours entre Houston-Dallas-Fort Worth et Memphis-Muscle Shoals vont se multiplier pendant plus d’une heure et demie sous la forme de reprises de Sonny Thompson, Bobby “Blue” Bland, Little Milton, Al Green, Clarence Carter… Les compos de l’album comme Bluesman et Change of heart ne déparent pas et on se dit que Stan doit avoir l’impression d’être entraîné par une locomotive musicale irrésistible tant Johnny Moeller, Kaz Kazanoff et autres texans poussent derrière lui ! On note au passage une version très réussie du titre des Temptations I can’t get next to you,repensé dès 1970 par Al Green etqui se métamorphose ici en blues à la Little Milton… Deux rappels et la confirmation que le public européen adore cette southern soul chaleureuse et dansante. Stan Mosley trouverait chez nous sans aucun doute le même succès qu’un Lee Fields ou un Robert Finley. L’invitation est lancée !

Stan Mosley
Johnny Moeller, Stan Mosley
Al Gomez, Jason Moeller, John Mills, Johnny Moeller, Stan Mosley, Kaz Kazanoff; Mike Archer, Nick Connolly

Samedi 18

Longue soirée en perspective avec quatre groupes pour conclure au Casino. Les Texas Horns ouvrent le bal, entourés encore une fois des frères Moeller, Nick Connolly et Michael Archer. Le répertoire est issu de leur dernier album, “Everybody Let’s Roll”, sorti l’année dernière, et Kaz Kazanoff assume par défaut quelques parties vocales, mais a prévu surtout des invités qualifiés pour interpréter certains titres. C’est ainsi que se succèdent au micro John Németh, Sean McDonald, Stan Mosley et même le pianiste Mitch Woods de passage en Suisse. C’est propre, on se promène du Texas à la Louisiane et les trois Texas Horns, présent sur tant d’albums de notre discothèque, sont vraiment une section de cuivres redoutable de précision et de groove !

John Mills, Johnny Moeller, Kaz Kazanoff, Al Gomez
Stan Mosley

On l’attendait et on n’a pas été déçu, la révélation D.K. Harrell se présente lui aussi avec une section de cuivres affutée et une section rythmique hyper funky. Avant même son entrée sur scène, ses musiciens attaque un instru qui paraît un instant anodin jusqu’à ce que l’on réalise qu’il s’agit du thème de Still Dre de Dr. Dre avec Snoop Dogg, thème lui-même adapté de Maybe tomorrow du guitariste Grant Green. D.K. arrive et le morceau se transforme en un shuffle imparable sur lequel il place ses premières notes de guitare. Alors oui, il y a du B.B King chez cet homme-là, mais c’est surtout un showman accompli et naturel, chanteur et guitariste charmeur, sexy et terriblement funky. Ses compos respirent les influences chez lui aussi de Bobby Bland ou Little Milton, mais soudain il pose sa guitare et se transforme en chanteur soul hyper suggestif, descendant dans la salle pour charmer quelques dames, puis à son retour après quelques pas de danse spectaculaires, il durcit le ton et enchaîne deux morceaux hyper funky emmenés par son jeune batteur, excellent frappeur, pour un détour par Washington DC et la go go music façon Chuck Brown ! Le public est alors à la fois embarqué très loin et quelque part aussi surpris par ce concert très chaud alors qu’il pensait peut-être juste voir le fils spirituel de B.B. King. D.K. Harrell, c’est du grand, très grand !

D.K. Harrell
D.K. Harrell, Russ Bryant
D.K. Harrell

Pas facile de succéder à un tel ouragan et pourtant The Soul Supporters, pour leur première sortie hors du circuit des clubs d’Austin, vont relever le défi. Créé il y a une dizaine d’années par les chanteuses Lauren Cervantes et Angela Miller, dont la cousine s’appelle Ruthie Foster, le groupe pratique un soul blues à la sauce texane, proposant des reprises intelligemment choisies avant de présenter des compos en 2024 pour un premier album en préparation. Pour l’anecdote, les deux chanteuses sont surtout aujourd’hui aussi les choristes des Black Pumas, étaient donc à l’Olympia cette année avec le groupe et seront de la tournée à venir au printemps 2024. On retrouve derrière les deux chanteuses, formule rare d’ailleurs, notre ami batteur Nico Leophonte, l’excellent pianiste d’origine italienne Massimo Gerossa, le bassiste louisianais Ricky Rees et le guitariste de Fort Worth Scott Unzicker pour un résultat qui reste dans la tradition musicale d’Austin, rappelant les vocalistes féminines locales telles que Angela Strehli et Lou Ann Barton. Les reprises ont ce “twist”, ce son typique de la scène d’Austin, et l’on reconnaît quand même au passage des titres des Ikettes, de Sugar Pie DeSanto, de Ruth Brown ou de Sam and Dave. Examen réussi, on attend l’album, puis d’autres dates européennes en 2024.

The Soul Supporters : Lauren Cervantes, Angela Randle Miller
Terrance Simien
Revon Andrews, Mike Christie, Terrance Simien

Quoi de mieux pour clôturer ces trois soirées sur la scène du Casino que de danser au rythme du zydeco de Terrance Simien and The Zydeco Experience ? Zydeco oui, mais pas seulement puisque Terrance Simien nous emmène de Lafayette à La Nouvelle-Orléans en mêlant zydeco, second line, funk et même reggae tout en nous montrant sa collection d’accordéons et en distribuant les traditionnels colliers de perles de Nola. Il descend dans la salle avec percussionniste, tromboniste et trompettiste, et embarque évidemment le public qui ne boude pas son plaisir : tout le monde se déhanche, sourires aux lèvres, profitant au maximum des derniers instants d’une édition exceptionnelle. « Bluesy regards, see you next year », comme le dira Martin Bruendler, le président de ce festival exemplaire.

Texte : Éric Heintz
Photos © Brigitte Charvolin

Terrance Simien