Rives de Blues & Co 2023
02.06.2023
;
1er au 3 juillet 2022.
Jazz on a summer’s day : impossible de ne pas penser au film réalisé pendant le festival de Newport de 1958 par Bert Stern et Aram Avakian en découvrant le site magnifique de ce nouvel évènement lancé, avec un certain courage au vu de la situation compliquée dans laquelle se débat le spectacle vivant depuis plus de deux ans, par les équipes de la radio TSF Jazz et du Duc des Lombards.
Le concept est simple – et finalement pas si classique – : une scène unique implantée dans le cadre exceptionnel du jardin anglais du parc du Château de Chantilly, entre le Château et les Écuries, sur laquelle se succèdent pendant deux jours des concerts courts – environ 45 minutes – du tout début de l’après-midi jusqu’à la fin de soirée, soit huit concerts de suite par jour ! Dans la lignée de la soirée annuelle You & the Night & the Music organisée par la même équipe, la programmation de ces deux jours fait le choix de montrer les différentes couleurs du jazz d’aujourd’hui, mêlant les esthétiques et les générations et accordant la même place à l’affiche aux stars et aux légendes qu’aux découvertes, sans se soucier d’assurer une continuité qui n’aurait d’ailleurs pas grand sens.
Les deux journées de festival sont précédées d’un concert d’ouverture de prestige, avec un concert en solo assuré par le pianiste sud-africain Abdullah Ibrahim dans les Écuries du Château. Si la qualité sonore du lieu, qui accueille usuellement des spectacles équestres, pouvait laisser dubitatif a priori, les inquiétudes étaient vaines, tant la salle, avec son dôme et son décor d’inspiration sylvestre, sonne naturellement bien, au point que l’artiste puisse se produire devant plusieurs centaines de personnes sans la moindre amplification. S’il doit compter sur un bras secourable pour traverser les quelques mètres qui séparent les coulisses de son tabouret de piano, Abdullah Ibrahim n’a besoin d’aucune aide pour dérouler sa musique. Pendant une heure, le temps est comme suspendu, pendant qu’il convoque toute une histoire du piano – la sienne, celle de son pays d’origine, celle du jazz – comme il le faisait sur son album “Solotude” récemment paru. Le résultat est très introspectif, le pianiste semblant oublier pendant la durée de sa prestation la présence d’un public attentif et concentré, à la hauteur de ce qui se joue devant lui. L’ensemble, auquel succède un court rappel avant que le maître ne quitte les lieux sans avoir prononcé un seul mot, est une merveille à laquelle, très honnêtement, rien n’aurait pu décemment succéder.
L’ambiance est évidemment différente le lendemain, sur le site en plein air du festival auquel les différentes tentes de restauration donnent un petit air champêtre. Difficile d’accrocher réellement au revivalisme assumé du Hot Sugar Band et à son répertoire de standard des années 1930, d’autant que l’Australienne Hetty Kate, qui remplace au chant Nicolle Rochelle qui se produit habituellement avec le groupe, ne s’interdit aucun cliché. L’ensemble est divertissant, mais manque un peu de substance.
Le quartet de George Cables, qui lui succède, ne souffre pas du même reproche. Auteur d’une quarantaine d’albums sous son nom, accompagnateur des grands de Sonny Rollins à Joe Henderson, ancien des Jazz Messengers et membre actuel des Cookers, le pianiste George Cables, bien accompagné par trois musiciens en phase (dont l’excellent batteur Jerome Jennings), connaît sur le bout des doigts ses standards – par exemple le Speak no evil de Wayne Shorter – et s’amuse à leur redonner toute leur vitalité d’origine. Un Round midnight déconstruit en piano solo vient mettre au plus haut la barre à franchir pour les collègues qui lui succèdent.
Pas de difficulté à enchaîner cependant pour Tchavolo Schmitt : malgré une carrière chaotique, le guitariste reste un des maîtres incontestés du jazz manouche. Immortalisé au cinéma par Tony Gatlif, il incarne le meilleur d’un genre qui a parfois sombré dans la course stérile à la virtuosité et préfère l’expressivité à la rapidité d’exécution. Visiblement enchanté de la réception du public, il clôt sa prestation remarquable par un Sweet Georgia Brown qui aurait pu être composé la veille tant son interprétation est fraîche et vivifiante.
La chanteuse française installée à La Nouvelle-Orléans Cyrille Aimée est bien accompagnée (le grand David Torkanowsky, habitué notamment des séances Rounder et Black Top dans les années 1980-1990, aux claviers) et commence brillamment avec une relecture en mode smooth jazz de For the love of you, mais se perd ensuite un peu par volonté d’illustrer sa versatilité, mêlant standard scatté, compositions originales, improvisation au looper et reprise de Stevie Wonder. L’ensemble aurait peut-être trouvé sa cohérence sur un temps plus long, mais sur un set de 45 minutes c’est une impression de confusion qui ressort.
Sans doute l’artiste dont la musique est a priori la plus éloignée de celles auxquelles s’intéresse Soul Bag, Michel Portal, au saxophone et à la clarinette, donne une prestation éblouissante, sur un répertoire issu de son dernier album paru l’an passé et accompagné par les musiciens du disque emmenés par le pianiste Bojan Z. Le tromboniste Nils Wogram est particulièrement remarquable et le passage en trio, sans la rythmique avec Portal et ses deux collègues, atteint le sublime. Preuve de l’atmosphère relaxée et sans prétention du festival, Portal passe ensuite de longues minutes à dédicacer le programme à des demoiselles qui auraient l’âge d’être ses arrière-petites-filles…
Habitué de l’antenne et des évènements de TSF Jazz, Ibrahim Maalouf est évidemment très attendu par le public. Pour l’occasion, c’est en format duo, avec son fidèle guitariste François Delporte que se présente celui qui insiste pour rappeler qu’il n’est pas “juste” trompettiste, une configuration décontractée qui colle bien avec l’ambiance du jour. Maalouf, grand communicant, en profite pour beaucoup parler et se lancer dans des explications de ses morceaux à la limite du stand up, ce dont pâtissent certains des titres comme Lily will soon be a woman. Dommage, car quand la musique revient au cœur du spectacle, par exemple le temps d’une très belle chanson d’Oum Kathoum, sa puissance expressive, au piano et au chant dans ce cas précis, est magistrale. Une très belle version du tube Red & black light, pour laquelle il accueille les voix juvéniles de la maîtrise du conservatoire de Chantilly, vient clore une prestation qui confirme le statut de star du musicien.
Kenny Garrett, qui lui succède, cultive également sa relation avec le public. Après un début un peu difficile pour cause de balance imparfaite, il trouve vite le bon rythme et n’a aucune difficulté à faire participer les spectateurs, sur un répertoire qui emprunte largement à son dernier album, “Sounds From The Ancestors”. Le set s’affranchit un peu, au vu de l’enthousiasme général, du carcan horaire, et le classique Happy people est la conclusion parfaite à une prestation intégralement réussie, au point que je décide de faire l’impasse sur le West Side Story de l’Amazing Keystone Big Band qui lui succède.
La seconde journée commence par le Latin Quintet de la saxophoniste Jeanne Michard, étoile montante de la scène française remarquée dans le cadre des Paris Jazz Sessions, qui présente un répertoire d’originaux bien tournés.
Figure de la scène new-yorkaise depuis le début des années 2010, le pianiste Emmet Cohen a vu sa notoriété exploser pendant la pandémie grâce à sa série de vidéos “Live From Emmet’s Place”, qui associait son trio et différents invités. En live, il en reprend le principe en jouant (avec) les standards (Autumn leaves, It’s allright with me, They can’t take that away from me…) dont il donne des versions ludiques, à coup de citations bien choisies, avec l’aide du saxophoniste Patrick Bartley, entendu notamment avec Jon Batiste.
Habituée de la scène française depuis cinq bonnes décennies, Rhoda Scott se présente avec son Lady All Stars, soit la version enrichie du Lady Quartet avec lequel elle se produit depuis bientôt vingt ans, c’est-à-dire les batteuses Anne Paceo et Julie Saury et les souffleuses Sophie Alour, Lisa Cat-Berro, Airelle Besson, Céline Bonacina et Géraldine Laurent. Le répertoire emprunte à celui de son dernier album, enregistré dans la même configuration, avec des titres composés par les participantes, dont le superbe Les châteaux de sable signé Anne Paceo qui l’ouvre par un très beau solo aux maillets. Le concert se termine par une version énergique de What’d I say, que Julie Saury détourne soudainement en Joyeux anniversaire : Rhoda Scott fête en effet le jour même ses 84 ans ! Après le gâteau et les remerciements d’usage, l’ensemble reprend What’d I say, pour un final enlevé.
Difficile d’accrocher ensuite au classicisme des frères Belmondo – Stéphane à la trompette, Lionel au saxophone – malgré l’élégance de leur écriture et la qualité de leurs partenaires, dont le pianiste Eric Legnini.
Second all-star de la journée, le Big In Jazz Collective n’a aucun mal à se mettre le public dans la poche : répertoire de luxe (le Haïti d’Alain Jean-Marie, l’original Global), solistes inspirés à chaque poste, sens de l’occupation de la scène et de la communication, et par-dessus tout une évidente envie de jouer, et de jouer ensemble, qui rappelle que le jazz est aussi une affaire de collectif. Ça n’est évidemment pas par hasard que leur prestation se termine par une version explosive du Come together des Beatles.
Changement d’ambiance mais pas de baisse d’intensité avec Melody Gardot, qui présente en quartet son dernier album gravé en duo avec le pianiste Phillipe Powell. Celui-ci, fils du légendaire guitariste Baden Powell, apporte une coloration brésilienne à la musique de la chanteuse qui se détache progressivement et avec succès, dans son répertoire comme dans son attitude scénique, de son image de star de film noir des années 1950. Si la place accordée à Powell, qui chante sur plusieurs titres et interprète un titre instrumental, semble surprendre certains spectateurs, le public réserve néanmoins une ovation à l’ensemble, et Gardot reste longtemps – plus longtemps qu’elle n’a chanté – à échanger avec ses admirateurs à l’issue du concert.
Pendant ce temps-là, c’est au tour du trio de Roberto Fonseca de s’installer sur scène. Peut-être parce que je l’ai vu dans la même configuration l’an passé, peut-être parce que les 14 concerts précédents en trois jours commencent à peser un peu, je ne parviens pas à entrer dans sa musique cette fois-ci, au contraire de la grande majorité du public.
Sébastien Vidal, qui assure en alternance avec différents membres de l’équipe de la radio, la présentation de chaque artiste, a bien raison d’évoquer en parlant de Cimafunk un James Brown cubain. Malgré l’heure tardive, le chanteur n’a aucune difficulté à faire bouger un public resté étonnamment nombreux. Il bénéficie pour cela de l’aide d’un orchestre à l’incroyable puissance propulsive – les deux cuivres-choristes en particulier – qui s’appuie sur un répertoire hyper efficace, dans lequel une ballade déchirante vient introduire une rupture de ton bienvenue entre deux bombes funk. La perspective du retour à la vie professionnelle le lendemain matin m’interdit de rester jusqu’au bout, mais la musique du groupe m’accompagne sur mon trajet retour, comme une conclusion parfaite à trois jours sans nuage – et je ne parle pas juste de la météo.
Pour sa première édition, le TSF Jazz Chantilly Festival est une réussite sans faille, tant sur le plan musical que celui de l’organisation, avec un déroulé qui respecte les horaires, un cadre élégant et confortable – il ne manque qu’un disquaire ! – et un niveau d’exigence artistique élevé. Espérons qu’il s’agisse du début d’une longue série…
Texte : Frédéric Adrian
Photos © Franck Benedetto