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Brèves / 11.12.2017

Les enfants du blues

Après son film très réussi To Me That’s The Blues (lire notre numéro 221), Thibaud Degraeuwe a lancé, avec Sébastien Lagrevol et Vincent Hugo, une série de courts métrages intitulée Born To Be A Bluesman, composée de 10 portraits de 13 minutes sur des artistes représentant différents styles et horizons : les Américains Lil’ Ed Williams et Linsey Alexander (Chicago Blues), Neal Black (Texas Blues), Michael « Hawkeye » Herman (blues traditionnel), l’Anglais Kris Dollimore (blues acoustique), le Français Jack Parker (blues « introspectif »), une place importante étant donnée aux femmes avec les chanteuses et instrumentistes Kyla Brox (Angleterre, flûte), Jersey Julie (États-Unis, saxophone), Joyce Tape (Côte-d’Ivoire, basse) et Sophie Malbec (France, guitare). Une belle variété pour cette initiative qui est une première du genre en France, et sur laquelle Thibaud revient en nous présentant les musiciens qu’il a retenus.

En quelque sorte, la série est une suite logique du film…
Les projections de To Me That’s the Blues nous ont ouvert une voie naturelle dans le réseau blues. Il a été super bien reçu et on a pu l’emmener jusqu’au festival de Clarksdale (Mississippi). C’était une grande fierté et je me suis dit que je ne pourrais pas aller plus loin. Mais le travail sur le film avait laissé des portes ouvertes sur un éventuel deuxième long métrage. Mais repartir dans une grosse production, sachant que la première avait pris plus de deux ans, était compliqué. Et j’avais envie de m’attarder sur les artistes et surtout les blueswomen, alors on est partis sur l’idée d’une série de portraits pour entrer dans l’intimité des artistes, les faire parler de leur passion. On a commencé par un bout d’essai avec Lil’ Ed Williams lors de sa tournée en France en 2015, on lui a demandé, ainsi qu’à Bruce Iglauer d’Alligator, si on pouvait le filmer, faire des captations lors des concerts. Bruce était très content des résultats du live, il s’en même servi pour faire de la promotion pour Lil’ Ed sur le site d’Alligator avec un clip qu’on a tourné. Ce qui m’a rendu encore plus fier. Avec ce premier épisode test, on a sollicité des journalistes, des producteurs, des programmateurs, des artistes… Les retours positifs nous ont décidés à partir sur une série complète de dix épisodes.

Pourquoi ce choix de format court ?
On peut quand même faire passer beaucoup de choses en treize minutes, sans lasser… Les images en live corroborent et appuient les propos des musiciens, ça suffit pour faire entrer le public en immersion, d’autant qu’on a aussi des scènes en contexte, en situation, par exemple Lil’ Ed et Linsey Alexander à Chicago dans leurs clubs de blues. On peut faire passer des choses, présenter l’artiste, son parcours, sa vie, son pays, sa rencontre avec le blues, ce que ça lui procure, ce que ça a changé pour lui

Comment s’est fait le choix des musiciens ?
On a fait plusieurs choix. On voulait d’abord montrer le Chicago blues, celui que connaissent la plupart des Français, le plus populaire ici dès les années 1960 et 1970. Il fallait donc des “têtes”… Et Lil’ Ed, à 62 ans, va être un des artistes sur lesquels s’appuyer et compter car il a un peu de bouteille. Les monstres sacrés disparaissent, Buddy est le dernier gros “dinosaure”… Lil’ Ed a déjà joué avec énormément d’artistes, il a débuté avec J.B. Hutto, il a un vécu, et sur Chicago c’est un artiste indéboulonnable qui tourne beaucoup, avec une super cote. Je voulais ces gars qui font écho dans mon cœur et dans la musique, dans ce blues que j’aime. Pour Linsey Alexander, que j’ai fait venir en France pour la tournée promotionnelle de notre film, j’avais énormément de matière, largement de quoi réaliser mon épisode. C’est un mec de 75 ans qui a toujours été un peu dans l’ombre des plus grands, un vétéran du Chicago blues, très connu là-bas mais moins à l’international. Je voulais montrer un type comme ça, comment un tel vétéran vit de sa musique, qui il est…


Salle comble au cinéma le Méliès pour la présentation de la série le 8 septembre 2017. © Anthony Faye

Mais je tenais aussi beaucoup à la thématique des femmes avec des artistes très différentes : sur dix épisodes, on en a quatre, en outre des instrumentistes à la tête de leurs groupes, qui sortaient des clichés autour de la grosse femme noire qui a du coffre. D’où Kyla Brox, Anglaise émergente qui mixe son blues avec la flûte traversière et fait écho aux anciens joueurs de fifre. Ensuite, Sophie Malbec. Certes, elle fait partie des artistes que j’accompagne, mais je tenais aussi à montrer qu’on a de beaux artistes en France. Jersey Julie, c’est le côté américain, une femme qui joue du saxophone, avec un blues plus que festif, un véritable show…. Pour la dernière, je souhaitais aussi des liens avec le blues africain, avec les racines, mais je ne savais pas trop comment m’y prendre. Grâce à notre ami Jean-Philippe Porcherot, programmateur du Hall Blues Club de Pélussin (Loire), j’ai rencontré Joyce Tape, une bassiste de 42 ans au parcours plutôt intéressant : aujourd’hui, elle enseigne en classe, elle perpétue un peu ce blues africain, elle le donne aux enfants et monte de vrais projets. Ce lien avec les jeunes générations par la musique, c’était important.


Sophie Malbec © Anthony Faye


Thibaud Degraeuwe © Anthony Faye

Il restait à intégrer du roots, du rural. Michael “Hawkeye” Herman, de l’Iowa, a été disciple de Son House et Brownie McGhee, et lui aussi s’occupe de jeunes. Pour explorer encore plus cette piste rurale, j’ai pris l’Anglais Kris Dollimore, un ancien du rock qui avait un groupe dans les années 1990, les Godfathers. Il a fait un virage complet pour revenir au blues acoustique et aux sources, en jouant tout seul en one-man band. Vient ensuite le Français Jack Parker, musicien et artisan qui fabrique des cigar box, un mystique passionné qui perpétue la tradition de cet instrument originel. Enfin, Neal Black, que j’aime beaucoup et dont je voulais casser l’image de guitar hero de gros blues rock. Car c’est surtout quelqu’un qui écrit pour tout le monde, dont Manu Lanvin, Gaëlle Buswel, Sophie Malbec… Il a rencontré le blues très jeune en écoutant un vinyle de Howlin’ Wolf et a vu Johnny Winter à 12 ans, il a pris la baffe de sa vie…

Tu attaches aussi de l’importance aux aspects historiques, éducatifs, culturels, à la transmission de la tradition ?
Cette musique me passionne et m’a beaucoup appris sur ma propre histoire et sur ma culture. Le blues s’est nourri de toutes les cultures pour naître, son passé est chargé d’histoire, je voulais aller au-delà de ce qu’on en connaît aujourd’hui, une fois encore dépasser ce cliché qui résume le blues aux Blacks dans des champs de coton, à une musique triste… Car outre l’image qu’on peut avoir ou qui est véhiculée, cette musique n’est pas médiatisée, jamais ou très peu mise en avant si ce n’est sur des radios spécialisées. On nous sert beaucoup à la télé toutes ces conneries de crochets avec de la musique qui est pour moi de la merde. Toute cette variété, cette soupe, c’est insupportable, et je ne comprends pas pourquoi on s’attarde sur de telles choses alors qu’on a de vraies musiques profondes comme le blues, le jazz, ou d’autres comme du fado…


Jack Parker et Louis Mezzasoma lors du concert après la présentation au cinéma le Méliès le 8 septembre 2017. © Anthony Faye


Une cigar box signée Jack Parker. © Daniel Léon

Il était donc essentiel d’avoir dans la série des artistes qui ont appris de leurs aînés et de leurs pairs… La façon de vivre différait, la musique était diffusée par les radios mais encore fallait-il y accéder … Il y a donc eu un impact sur eux, ils l’ont pris et l’ont traduit à leur manière, et aujourd’hui ils le redonnent au public. Celles et ceux qui enseignent aux jeunes comme Joyce Tape retransmettent simplement ce qu’ils ont eu aux jeunes générations. Cette transmission, cette passation et cette histoire ne peuvent s’arrêter au début du siècle dernier, aux années 1930 quand on a enregistré des disques, puis quand on a électrifié tout ça. Aujourd’hui c’est une industrie mais l’histoire continue, elle a dépassé les frontières des États-Unis, on entend cette musique partout sur la planète, mais elle n’est pas assez mise en avant. Son histoire est tellement riche, elle brasse tellement nos cultures, je finis par trouver la situation dérangeante. C’est notre histoire, une histoire humaine, et c’est donc juste normal, à mon niveau, d’aller au-delà avec cette série : ne pas seulement parler de ces gens, mais montrer qu’eux aussi font passer un bout de cette histoire.

Propos recueillis par Daniel Léon

La série n’est pas (encore) accessible au public, elle s’adresse aux professionnels, organisateurs de festivals et d’événements, aux cinémas et autres promoteurs en vue de diffusions et/ou projections. Contact : Ti and Bo, 06 07 33 08 48 ou tiandbo.com