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Live reports / 21.07.2016

Victoires du Jazz

C’était le jour d’avant. 24 heures avant l’horreur à Nice. À une demi-heure à l’ouest de la promenade des Anglais ensanglantée ce soir de fête nationale, se dresse la plus belle des scènes de jazz, la pinède Gould de Juan-les-Pins. Les musiciens y jouent dos à la mer ; les spectateurs s’habillent pour se rendre au plus ancien des festivals de jazz français. C’est là, en préambule à la cinquante-sixième édition de Jazz à Juan, que les Victoires du Jazz organisent cette année leur soirée de remise de prix. Une émission de télévision réalisée par France 3 dans les conditions du direct : début « en vrai » à 21 h 00, diffusion le soir même à partir de 23 h 30. L’actuel président des Victoires du Jazz n’est autre que notre ami et ancien collaborateur émérite de Soul Bag, Sebastian Danchin. Ce qui explique peut-être la (petite) place accordée au blues cette année. Charge donc à Lucky Peterson d’ouvrir le bal. Premier hommage d’une longue série. Hommage à Prince, d’abord, via une version assez ordinaire et dans le vent (ça souffle fort, ce soir, sur la Côte d’Azur) de Purple rain. Puis hommage à Lucky lui-même, récipiendaire d’une Victoire d’honneur pour l’ensemble de sa carrière (photo ci-dessus). « C’est la première fois que je reçois une récompense », lâche-t-il, cabot. Lucky Peterson est un habitué de la Côte d’Azur. « J’ai joué sur cette scène avec mon père, l’un de ses derniers concerts. » Peut-être bien. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’arrête pas. « Busy Lucky ». Et toc, il annonce la sortie à la rentrée d’un album-hommage à Jimmy Smith, génial organiste Hammond B-3 disparu en 2005. Invité de ce « Tribute To Jimmy Smith », le saxophoniste Archie Shepp, lui aussi installé en partie en France. Un album comme une réponse à la question que l’animateur de la soirée télévisée pose quand même : « Sinon, vous et le jazz, Lucky ? – Oui, il y a du jazz dans ma musique. »


Joce Mienniel et Sylvain Rifflet. © : Victoires du Jazz / France 3

Osera-t-on parler d’interlude ? Au sujet de la quinzaine de formations de jazz essentiellement françaises qui se succèdent ensuite sur scène pendant deux bonnes heures ? Et à propos des trois récompenses décernées (album de l’année à « Mechanics » de Sylvain Rifflet, révélation pour Laurent Coulondre et meilleur artiste pour Anne Paceo) ? Pluie d’hommages (à Monk, à Chet Baker – deux fois – et à Gainsbourg, etc.), public en partance, vedettes vues à l’écran, mais pas seulement (André Manoukian, Camelia Jordana, Kyle Eastwood), questions ouvertes (« Il y a du blues dans la musique de Chet Baker ? »). En tout cas, une belle vitrine pour le jazz hexagonal, vivant, divers, novateur et assez féminin (les trois nommées dans la catégorie « meilleur artiste » étaient des femmes). Vive le service public donc ! Question à Kyle Eastwood : « Une telle émission de télé serait-elle envisageable aux Etats-Unis ? – Ah non, pas du tout ». La nuit est tombée depuis belle lurette (le vent aussi, fort heureusement). Lucky Peterson n’a quitté ni son nœud papillon, ni ses souliers vernis. Final en fanfare. Laissons le bon temps rouler. Lucky est de retour, à la guitare pour commencer. Aïe. Passons. L’orgue lui convient mieux, ce soir pour Funky broadway et un tube dont le titre m’échappe. Le volume et la température ont grimpé d’un cran. Tout sourire et tout rondouillard, Lucky en fait des tonnes, prend la pose et se « B. B. King-ise » toujours un peu plus. Mais que c’est bon ! On ne l’arrête plus, évidemment. Les musiciens remontent sur scène, s’encanaillent et enchaînent les selfies. L’animateur de l’émission prévient que la fin ne sera sans doute pas diffusée le soir sur France 3. Tant pis pour les téléspectateurs. Ou tant mieux : laissons-les imaginer une nuit sans fin. Sans lendemain qui saigne et qui nous donne un blues digne des pires cauchemars.
Julien Crué