;
Hommages / 26.08.2022

Mable John (1930-2022)

Motown, Stax, Ray Charles : la carrière de Mable John – interrompue à sa propre initiative à la fin des années 1970, malgré quelques réapparitions ponctuelles par la suite – s’organise autour de trois grandes étapes qui en ont fait une des grandes voix de l’histoire de la soul malgré un succès commercial limité.

Née à Bastrop en Louisiane le 3 novembre 1930, elle suit sa famille dans l’Arkansas – où naît son frère William, future star du R&B sous le pseudonyme de Little Willie John – puis à Détroit, où elle se fait remarquer sur la scène gospel avec un groupe familial, les United Five et dirige plusieurs chorales locales tout en accompagnant ponctuellement son frère en tournée. Après ses études elle fait ses débuts professionnels au sein d’un cabinet d’assurance, la Friendship Mutual Insurance Agency, dirigée par Bertha Gordy. C’est elle qui la présente à son fils Berry, alors principalement auteur-compositeur à la recherche d’interprètes. Tous deux commencent à travailler ensemble. Berry Gordy, qui a déjà une certaine expérience de l’industrie musicale, l’aide à affiner son style et à faire avancer sa carrière. Il l’accompagne au piano sur scène et devient son manager, tandis qu’elle devient son chauffeur pour ses rendez-vous professionnels. C’est par son intermédiaire qu’elle est embauchée pour assurer en 1959 la première partie de Billie Holiday  au Flame Show Bar de Détroit, quelques semaines avant la mort de celle-ci.

Elle fait ses débuts discographiques l’année suivante sur Tamla, devenant la première femme à enregistrer pour le label né un an plus tôt. Écrit et produit par Gordy, Who wouldn’t love a man like that ne rencontre pas le succès, pas plus que les trois autres singles qui paraissent jusqu’en 1963, malgré la participation des principaux artistes du label, comme les Temptations, les Supremes et même le débutant Stevie Wonder, qui est associé sans être crédité à un remake de Who wouldn’t love a man like that. Avec le succès du Motown Sound, son approche ancrée dans le blues et le gospel n’est plus la priorité pour le label. Si elle continue d’enregistrer ponctuellement, rien de plus n’est publié et il faudra attendre 2004 et l’anthologie “My Name Is Mable: The Complete Collection” pour découvrir une dizaine d’inédits. Bien qu’elle soit toujours sous contrat, Berry Gordy accepte de la laisser partir quand Stax la sollicite. 

Son premier single pour le label, Your good thing (Is about to end), une composition d’Isaac Hayes et David Porter, sort en 1966 et devient un tube côté R&B – 6e du classement – et se faufile même en bas du Hot 100. Hélas, malgré l’implication du duo Hayes-Porter et de Steve Cropper, aucun de ses autres 45-tours pour le label ne renouvelle l’exploit, et sa carrière personnelle s’arrête à peu de choses près en 1968. Une anthologie de ses enregistrements Stax paraît en 1992 sur Ace sous le titre “Stay Out Of The Kitchen”. Avec pas moins de 18 inédits, dont bon nombre de chansons dont elle est co-autrice, la qualité de la musique proposée confirme l’immense talent de John et rend d’autant plus incompréhensible l’absence de succès de ses enregistrements publiés. 

Parallèlement à son entrée chez Stax, Mable John a rejoint les Raelettes, dont elle est vite devenue la chef de chœur. Elle apparaît régulièrement aux côtés de Ray Charles sur scène et sur disque (par exemple sur l’album “A Message From The People”) et participe aux disques crédités aux Raelettes, assurant en particulier le chant principal sur le tube Bad water, ainsi qu’à différents projets des labels de Charles, dont l’album de son fils Lim Taylor. Ray Charles, qui l’apprécie particulièrement, enregistre même quelques-unes de ses compositions comme That spirit of Christmas – devenu depuis un petit classique de saison – et Now that we’ve found each other.

Elle quitte néanmoins les Raelettes en 1978 pour se concentrer sur ses activités religieuses, parmi lesquelles une importante activité caritative. Si elle n’enregistre plus que très ponctuellement – deux albums gospel autoproduits en 1993 et 2007, un single en 1991 pour Motorcity –, Mable John revisite occasionnellement son catalogue historique à l’occasion de festivals comme celui de Porretta en 2008 ou le Ponderosa Stomp en 2015, ainsi qu’à l’occasion du grand concert anniversaire de Stax en 2007. Elle apparaît également dans différents documentaires, parmi lesquels 20 Feet from Stardom. Elle se lance aussi tardivement dans une carrière d’actrice, apparaissant notamment en 2007 aux côtés de Danny Glover dans le film Honeydripper. Elle publie également en 2006 un roman, Sanctified Blues, co-écrit avec David Ritz.

Malgré l’âge, elle restait active pour soutenir différents projets caritatifs, utilisant par exemple son 90e anniversaire en 2020 pour appeler à soutenir le musée Stax à Memphis. Si elle n’a pas connu un succès commercial à la hauteur de son talent, Mable John reste une des voix majeures de la soul et son catalogue, aussi limité soit-il en terme quantitatif, n’a rien à envier au plan qualitatif à celui des plus grandes voix du genre, de Mavis Staples à Aretha Franklin.

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture © DR / Collection Gilles Pétard

Louis Jordan et Mable John, début années 1960 © DR / Collection Gilles Pétard

Souvenirs de notre ami Gilles Pétard, grand admirateur de Mable John qu’il a pu côtoyée à de nombreuses reprises. 

Au milieu des années 1960, je répétais sans cesse à qui voulait m’entendre qu’il fallait absolument découvrir Mabel John, peut-être la plus grande chanteuse de soul…

Puis un jour elle vint à Paris en tant que Raelet avec Ray Charles. Avec l’ami Kurt Mohr, nous prîmes rendez-vous et je dois dire qu’elle nous fascina autant que nous la fascinions. Nous, ces deux hurluberlus qui de l’autre côté de l’Océan s’intéressaient à sa carrière dans les moindres détails et elle, hallucinante de simplicité et de gentillesse. Oui, nous avions devant nous la (et le) seule artiste ayant enregistré à la fois pour Motown et Stax.

Nous l’avons vu tous les jours, échangé pendant des heures. Elle nous raconta ses années à Detroit, puis à Memphis, les sessions d’enregistrement, quels musiciens jouaient sur quel titre. À l’époque nous ne savions rien ou si peu. On savait à peine qu’elle était la sœur de Little Willie John. Au moment de ces journées parisiennes, nous l’avons même entrainée jusqu’à Levallois-Perret rencontrer Jacques Périn et Jean-Pierre Arniac à l’incontournable magasin de disques Boogie.

Par la suite, je l’ai revu de nombreuses fois dans sa maison de Los Angeles. Un jour, elle a sorti d’une armoire un immense tirage contrecollé sur carton d’une photo d’elle au Flame Show bar de Detroit à la fin des années 1950 avec Billie Holiday et Berry Gordy Jr.

Dans les années 1980 j’avais préparé une série de rééditons pour Motown aux États-Unis et bien sûr un album de Mabel était prévu. Elle fut très enthousiaste et fit de grosses recherches pour retrouver les noms des auteurs-compositeurs des titres inédits et aussi au niveau de l’iconographie. Suite à un changement de management, les albums ne sortirent pas, il fallu ensuite attendre 20 ans pour que ces faces voient enfin le jour en CD.

Gilles Pétard

Saint Louis, 18 août 1997 © André Hobus
Chicago, 19 juin 2007 © André Hobus