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Live reports / 08.10.2014

Lurrie Bell

À l’heure où les concerts se raréfient et où la plupart des salles de la capitale ferment leur porte aux vrais bluesmen, le Duc des Lombards réussit l’une des plus belles programmations de Paris. Ce soir-là, c’est le grand Lurrie Bell qu’elle accueille, avec son groupe à lui venu tout droit de Chicago (ce qui mérite d’être signalé). À 56 ans, celui qui continue d’être introduit comme le “fils de” l’harmoniciste Carey Bell (mais a-t-on déjà présenté B.B. King comme le “cousin de Bukka White” ?) a gagné à la dure ses galons de maître bluesman et a publié une très solide série d’albums, au fil desquels il s’est affirmé comme l’un des rares qui insufflaient du sang neuf au Chicago blues sans pour autant le dénaturer. C’est donc une chance de pouvoir l’écouter, avec ses musiciens habituels, dans des conditions d’extrême proximité que ne permettent pas toujours les scènes des festivals.

Même en attaquant avec un Hideaway plein d’entrain, le groupe donne vite le ton de la soirée : son chaud et feutré, ambiance low key privilégiant les tempos lents ou médium. On se régale car c’est sans doute ce qui convient le mieux à une scène si intimiste que le Duc des Lombards. La sonorisation typée jazz (chose qui devient de plus en plus rare pour un concert de blues) permet d’apprécier toutes les nuances de la musique. Le bassiste Melvin Smith prend alors des airs de Bob Stroger et l’on comprend pourquoi le batteur Willie “The Touch” Hayes a gagné son surnom. La classe ! D’autant qu’un autre instrumentiste a vite fait de tirer son épingle du jeu : l’harmoniciste Russ Green, parfait d’un bout à l’autre du set. Applaudi avec raison à chacun de ses solos (où il fait bien attention à ne pas trop en faire), il souligne avec subtilité les notes de guitare ou les inflexions rythmiques et donne un côté roots à l’ensemble. Alors, lorsque Lurrie entame I’ll play the blues for you sur un riff funky mais lowdown, évoquant les ruelles du ghetto aux petites heures du matin, on se dit qu’on est parti pour un set de grand blues. On ne prête même pas attention au fait que le répertoire ne soit constitué que de reprises : après tout, Lurrie les a toujours privilégiées sur scène, et on lui fait confiance pour se les approprier. On en est au troisième morceau et on se dit qu’avec un tel cadre et de tels musiciens, tout est bien parti pour une belle soirée.

Hélas, au milieu de ce I’ll play the blues for you, on a le sentiment que le concert dérape et que Lurrie lâche l’affaire. Plus le morceau avance, plus il devient la copie conforme de la version d’Albert King – Lurrie reprenant alors un solo de King note pour note. À partir de là, l’ambiance feutrée du début se mue peu à peu en routine molassonne. Lurrie Bell chante plutôt très bien, joue convenablement, mais sans que jamais ça ne décolle vraiment. Et les classiques usés s’enchaînent mécaniquement, sans inspiration ni surprise : Rock me baby, Sweet little angel… Pas de ratage, mais ni feu ni passion. Dans Crosscut saw, Lurrie nous fait à quelques notes près (et encore…) deux fois le même solo, repiqué là aussi à Albert King. Pour ses deux seules adresses au public, il dit deux fois les mêmes phrases (il est « si content d’être à Paris », la première fois qu’il est venu, « c’était dans les années 1980 » avec son père Carey…). Bref, ce soir-là, Lurrie Bell n’est pas dedans. Au bout d’une heure et quart, à la fin du cliché Sweet home Chicago, c’est visiblement soulagé qu’il quitte la scène. Sans prendre le temps de s’arrêter, il lance « ça suffit ! » à ceux qui lui réclament un rappel. Sous la pression du public et de ses musiciens, mais peut-être aussi pour échapper à ceux qui commencent à l’accoster alors qu’il fume sa cigarette sur le trottoir, il consent finalement à revenir, le temps d’un Got my mojo workin’ certes pas désagréable mais là encore ultra-prévisible.

C’était donc un jour “sans”. On était venu voir le grand Lurrie Bell, artiste habité et guitariste styliste sur le fil du rasoir, mais on a eu droit à un simple concert de blues. On se console comme on peut en se disant que, par les temps qui courent, c’est déjà pas mal. Et on espère que la prochaine fois, Lurrie sera véritablement à ce qu’il fait.

Éric D.