Blues Roots Festival Meyreuil 2024
02.10.2024
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Les jeunes n’aiment pas le jazz, si l’on en croit certains… Ces grincheux n’étaient probablement pas à la Villette ce mercredi soir de pluies et de grèves, pour entendre la première prestation parisienne, après la sortie de son album phénomène de 2015, de Kamasi Washington, organisée dans le cadre du festival Villette Sonique. C’est en effet une foule à la moyenne d’âge qui ne devait pas dépasser de beaucoup les 35 ans – avec des gens de tous âges – qui remplissait copieusement (avec un parterre en places debout, qui plus est) l’élégante salle de concert de ce qui s’appelait encore la Cité de la Musique l’année dernière.
En forme de contre-pied bien dans l’esprit du festival, c’est Solo, une figure majeure de la scène hip-hop française, au sein notamment d’Assassin, qui se présente pour un DJ set qui semble laisser perplexe une bonne partie du public. Ouvert par le Strange fruit de Billie Holiday, enchaîné sur le Summer breeze, sa prestation offre pourtant un parcours original et atypique à travers l’ensemble de l’histoire des musiques afro-américaines, sans préoccupation des frontières de genre, et culmine sur une pulsation électro hypnotique. Tant pis pour ceux qui ont préféré rester sur leurs certitudes plutôt que de se laisser emporter !
Après un concert annulé dans les tragiques circonstances que l’on sait en novembre, inutile de dire que la prestation de Kamasi Washington, dont l’album “The Epic” – un triple CD – a été l’un des évènements jazz majeurs de l’année dernière, était attendue. Impossible pour lui de déplacer l’impressionnant générique du disque : l’orchestre ce soir en est une version concentrée en quintet (Ryan Porter au trombone, Brandon Coleman aux claviers en tous genres, Miles Mosley à la contrebasse et deux batteurs, Tony Austin et Ronald Brauner Jr), auquel s’ajoutent une chanteuse, Patrice Quinn, ainsi que, en invité, le propre père de l’artiste, Rickey Washington, un vétéran de la scène soul de Miami entendu notamment au sein du groupe Raw Soul Express. La réduction du format n’a pas d’impact sur la puissance musicale de l’ensemble, et c’est la puissance tellurique du groupe – et notamment l’irrésistible pulsation de la rythmique – qui frappe dès l’ouverture du concert. Au centre de la scène, Kamasi Washington est évidemment le chef d’orchestre de l’ensemble, et son jeu inspiré, à mi-chemin entre Maceo Parker et Pharoah Sanders, est brûlant et urgent comme de la lave. Il laisse néanmoins une place majeure à ses accompagnateurs, avec qui la complémentarité est évidente – il faut dire que quatre des sept musiciens sur scène à ses côtés apparaissaient déjà sur son premier album autoproduit, daté de 2005 ! Dans un ensemble remarquablement cohérent, on remarque particulièrement le trombone expressif de Porter ainsi que les interventions toujours pertinentes de Brandon Coleman, qui passe sans problème du piano au clavinet ou au synthétiseur et dépasse même joyeusement les limites du bon goût officiel en s’affublant d’une keytar à la façon d’un Herbie Hancock des années 1980.
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Le répertoire emprunte évidemment essentiellement à “The Epic”, mais accorde aussi une place à une composition du bassiste, chantée par ses soins, ainsi qu’à un morceau destiné à mettre en valeur les deux batteurs. Dans cet univers à haute tension musicale, la présence de Patricia Quinn, avec son chant à la Jean Carne époque Strata-East, apporte une note plus détendue, notamment sur la belle ballade Henrietta our hero – au point qu’on lui pardonnerait presque un jeu de scène à la très agaçante théâtralité. En rappel, c’est un court titre d’un futur album – apparemment enregistré la semaine précédant le concert – qu’interprètent Washington et son gang, promesse d’une poursuite plus avant des directions explorées sur “The Epic”. Bien que le concert n’ait qu’à peine dépassé les 90 minutes, c’est sonné par tant d’intensité qu’on sort de la salle, en se disant qu’on vient de vivre là une de ces soirées qui confirment que le jazz – enterré par certains, confit dans des célébrations muséales qui ne valent pas mieux par d’autres – a encore de sacrés beaux jours devant lui.
Frédéric Adrian
“The Epic”