Doechii, L’Alhambra, Paris, 2024
07.11.2024
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La Charité-sur-Loire (58), 18 au 20 août 2022.
Blues en Loire a dignement célébré son 20e anniversaire, avec la simplicité et générosité qui ont fait sa réputation. Le festival a su croître et s’ouvrir à quelques sites voisins sans perdre son âme. “Blues” reste ici le maître-mot et les artistes qui se sont succédé à La Charité en ont décliné toutes les nuances. Les Américains ont été recherchés et accueillis avec égard, mais le blues hexagonal a aussi trouvé ici une belle vitrine. L’édition qui s’est achevée le 20 août a tenu ses promesses, avec ses concerts gratuits forcément très suivis, mais aussi des concerts payants pratiquement tous complets.
Arrivé trop tard pour entendre Crystal Thomas à Guérigny ou Fred Cruveiller à Mesves, le festival a débuté pour moi le 18 août à La Charité par le concert de Nirek Mokar à la salle haute du prieuré. Le jeune pianiste (19 ans, mais actif depuis 2017) perpétue et régénère la tradition du boogie-woogie avec un naturel qui ne fait pas oublier sa virtuosité confondante. Le jeune homme a aussi le bon goût de s’entourer de garçons au swing bien trempé : Stan Noubard Pacha à la guitare et Claude Braud au saxophone ténor. Du coup, il peut s’aventurer vers un rhythm and blues tonique avec Rockhouse de Ray Charles ou Be my guest de Fats Domino.
Le soir, la queue serpente devant la Halle aux grains une bonne demi-heure avant l’ouverture, le prix à payer pour occuper les meilleures places. Les premiers morceaux d’Artur Menezes révèlent un guitariste puissant, efficace mais sans finesse. La suite révèle l’ascendance de guitar heroes comme Hendrix ou Clapton et, là, j’ai plus de mal à adhérer, même si sa version de Honky tonk est intéressante et qu’il n’hésite pas à s’attaquer à Cissy strut des Meters.
Ivy Ford ne répond pas aux stéréotypes d’une blueswoman de Chicago. Elle est jeune, soucieuse de son look (entre Billie Holiday et Frida Kahlo !) et privilégie la souplesse swing et les ballades. Elle sait ce dont elle est capable à la guitare et l’exploite au mieux, en rythmique comme en solo. Pour le reste, même si c’est un groupe de circonstance, elle peut compter sur un organiste inventif, Jean-Patrick Cosset, et une rythmique zélée avec l’impeccable Abdell B.Bop à la contrebasse et le sémillant Denis Agenet à la batterie. Ca pulse fort sur Flip flop and fly ou deux “elmore-jamesries“ enchaînées, Dust my broom et Shake your moneymaker. Excellente chanteuse, elle évoque Etta James dont elle reprend superbement I’d rather go blind. La fin du set se termine dans l’euphorie générale quand elle remplace Denis Agenet qui, lui, tape sur tout ce qui tombe sous ses baguettes et rejoint Abdell… Euphorie totalement improvisée, ils me l’ont confirmé !
Vendredi, il fallait se lever tôt pour assister à la conférence de Jean-Paul Levet, pourtant une quarantaine de personnes l’ont suivi dans son évocation de quatre dates symboliques du blues : 1865 (abolition de l’esclavage), 1920 (premier blues enregistré), 1962 (l’AFBF), 2003 (proclamée “année du blues“).
Ensuite, le blues français était à l’honneur en cette journée. Dans la salle haute, à 16 h 30, on retrouvait avec plaisir Steve Verbeke, trop peu vu ces derniers temps. Avec ses deux vieux complices (Stan Noubard Pacha à la guitare électrique et Jérémie Tepper à la guitare électro-acoustique – parfaits !), il revisita quelques-uns de ses favoris (Tu m’as menti, Cigarette, etc.) toujours teintés de cette nonchalance gouailleuse, héritée du parrain Benoit ou de son paternel, évoqué avec pudeur et tendresse. Il n’oublie pas ses modèles américains, Slim Harpo (Ti ni nee ni nu), Lazy Lester (I hear you knockin’) ou Sonny Boy 2 avec Help me, prétexte à une démonstration d’harmonica tout en finesse.
À la Halle aux grains, les cadors du blues aquitain se sont réunis sous la bannière des Vieux Briscards du Blues. Hot Pepino au piano, CadiJo à l’harmonica et Raoul Ficel à la guitare se partagent les vocaux d’un répertoire de classiques, essentiellement issus du Chicago blues : You’re so sweet, I just keep lovin’ her, Sloppy drunk… Les trois mousquetaires étant quatre, ils sont rejoints par… Flora Estel. Un zeste de féminité mais qui reste dans un registre résolument blues avec de bonnes reprises de My babe, Careless love ou Me and my chauffeur. La complicité forgée au fil des ans et des concerts est palpable sans qu’aucun ne cherche à tirer la couverture à lui.
Une unité et une complicité que l’on retrouve aussi dans le French Blues All Stars, portées à un rare degré d’excellence. C’est Youssef Remadna qui fait les présentations avec son humour décapant. Au chant comme à l’harmonica, il en impose avec des reprises bien choisies, avant de passer le relai à Anthony Stelmaszack qui reprend avec autorité Crosscut saw, façon Albert King. Stan Noubard Pacha se contente de faire chanter sa guitare, mais elle a du coffre et de la répartie ! La surprise viendra de Benoit Ribière (remplaçant Julien Brunetaud) dont l’orgue a “habillé” et stimulé ses compagnons, il se révèle aussi bon chanteur avec un Little by little qui dynamise Stan. Les rôles ne sont pas figés, Youssef joue aussi de la guitare et Thibaut Chopin quitte sa basse pour l’harmo, le temps d’un morceau. À la batterie, Simon “Shuffle“ Boyer attend la fin du concert pour un solo entamé en pleine lumière et terminé dans l’obscurité avec des baguettes luminescentes. C’est spectaculaire et toujours swinguant. Steve Verbeke ne pouvait faire moins que de rejoindre ce collectif où il a toute sa place pour un échange fraternel.
Mig et Loretta forment Tiger Rose dont on découvre les dernières compositions (et quelques autres) dans la Salle haute en fin d’après-midi. Lui est assis, alterne les guitares et chante d’une voix qui semble sortie d’une tourbière ; elle est debout, agrippée à sa contrebasse, et prolonge malicieusement ses phrases ou les commente. Quand elle ne prend pas le lead ! Quelquefois les voix sont à l’unisson et c’est encore plus beau. Le blues est là (excellent Goin’ down South), mais parfois teinté de folk et de country.
Le soir, à la Halle, les femmes sont à l’honneur. D’abord avec Guilty Delight, ses choristes et sa chanteuse, Aurélie Michelon, dans un répertoire mêlant soul, blues et reggae, puis avec la réunion de Tia Carroll (révélée par son premier album l’an dernier) et de Terrie Odabi (découverte avec la tournée New Blues Generation 2016). Elles puisèrent d’abord dans leur répertoire respectif (Our last time, Ready to love again pour la première ; Life my live, Ball and chain pour la seconde), de quoi faire apprécier leurs qualités propres, mais, durant la deuxième partie du set, c’est bien ensemble, en totale complicité, qu’elles croisèrent ou unirent leurs voix, avec une générosité et un engagement venus forcément du gospel. En point d’orgue, une version bouleversante de Why am I treated so bad, auréolée par la guitare d’Anthony Stelmaszack, digne de Pops Staples, mais aussi par l’impeccable soutien de Benoit Ribière à l’orgue, Kriss Jefferson à la basse et Simon Boyer à la batterie. En conclusion, leur Let the juke joint jump méritait bien son titre. Sans en rajouter, elles obtinrent la participation d’un public devenu partie prenante et clôturaient dans l’allégresse cette 20e édition de ce festival où l’on se sent si bien !
Texte : Jacques Périn
Photos © André Davo