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Live reports / 30.05.2017

BLUES RULES FESTIVAL

« Crawling around in the dirt. » Voilà les premiers mots du texte écrit par Robert Palmer qui accompagne le livret de “All Night Long”, le premier album de Junior Kimbrough & the Soul Blues Boys. Palmer y décrit son expérience du juke-joint que tenait Junior chaque dimanche dans le comté de Marshall, Mississippi. Sous la double influence de l’alcool de maïs de la maison et de cette musique si profonde, lascive et électrisante qu’on ne pouvait entendre que là, et que le patron avait baptisé du nom de “cottonpatch blues”, Palmer (alors ethnomusicologue à l’Université du Mississippi et journaliste pour le magazine Rolling Stone) s’y est retrouvé en transe, dansant avec une grand-mère à l’orée d’un champ de coton bordant le cabanon.

« Crawling around in the dirt ». Ces mots nous viennent naturellement à l’esprit lorsqu’on arrive sur les lieux de cette huitième édition du Blues Rules à Crissier. Il a plu toute la matinée, toute la nuit précédente et encore la veille ; nos pieds s’enfoncent dans le sol gadouilleux encore imprégné d’humidité lorsqu’on s’approche de la scène. Mais bien que la météo ait annoncé encore davantage de pluie à venir, c’est le soleil qui brillera toute la soirée et le lendemain. Comme si quelqu’un, là-haut, veillait à tenir les nuages à distance le temps du festival. Peut-être bien Junior lui-même, disparu il y a presque vingt ans et à la mémoire duquel les organisateurs Thomas Lécuyer et Vincent Delsupexhe ont souhaité dédier cette édition.

Le Blues Rules accueillait en effet, en exclusivité européenne et pour leur première visite sur notre continent, pas moins de deux représentants directs de ce cottonpatch blues des collines du Nord-Mississippi, en la personne d’un des fils de Junior, Robert Kimbrough Sr., et de son petit-fils, Cameron Kimbrough (également fils de Kinney Kimbrough, frère de Robert et batteur de feu Junior). Tous deux multi-instrumentistes, ils ont porté haut le flambeau de la musique de leur aïeul. Auteur de deux CD autoproduits à se procurer d’urgence, chanteur magnifique et guitariste prenant, Robert Kimbrough Sr. aime rappeler que le rythme lancinant du cottonpatch blues, contrairement au style voisin “hill country” de R.L. Burnside, est nourri de soul music. Alors Robert reprit Prince comme il reprit All night long de son vieux paternel : en dégageant la même sensualité, la même décharge électrique qui invite immédiatement à bouger ses épaules, à remuer ses hanches, à balancer ses fesses. All night long : cette musique-là, oui, elle vous emmène loin dans la nuit et vous fait vous perdre au milieu des étoiles. Quant à Cameron qui n’a pas encore la trentaine, son style est plus brut de décoffrage. Lorsqu’il se mit à la guitare, il improvisa ses paroles au fur et à mesure de ses émotions : ce fut sans doute plus décousu, mais tout aussi vrai, charnel, sans faux-semblant. Un bluesman qui se mettait à nu. Derrière sa batterie, “Cam” est le digne fils de son père et un sacré rival pour Cedric Burnside, qu’il a un temps remplacé auprès de Lightnin’ Malcolm. Il est presque trois heures du matin et on en redemandait encore.

 


Robert Kimbrough Sr

 


Cameron Kimbrough

 


Cameron Kimbrough

 

Le reste de la programmation était hétéroclite : du blues acoustique au garage-rock psychédélique, il y en avait pour tous les goûts et personne n’a eu le temps de s’ennuyer. Prenez Mark Muleman Massey par exemple, solide briscard du Mississippi à la peau tannée par de trop nombreuses années passées dans la ferme pénitentiaire de Parchman. D’abord seul avec sa guitare électrique, puis rejoint par les Kimbrough à la basse et la batterie, c’est tout le Sud des États-Unis qu’il apporta avec lui, à la manière d’un Tony Joe White.

 


Mark Muleman Massey

 


Robert Kimbrough Sr., Mark Muleman Massey, Cameron Kimbrough

 


Cameron Kimbrough

 

Prenez l’extraordinaire Son of Dave (canadien, lui), ses harmonicas et ses boucles, qui prirent aux tripes sur du Slim Harpo revisité façon hypnotique. Prenez le Reverend Peyton et son Big Damn Band avec la pétillante Breezy au washboard : on a beau ne pas être fan du chant parfois martial et du jeu de guitare qui flotte un peu, difficile de ne pas être emporté dans l’entrain généré par des reprises de Bukka White ou des compos originales comme Clap your hands ou Something for nothing.

 


Son of Dave

 


Son of Dave

 


Son of Dave

 


Reverend Peyton

 


Breezy, Reverend Peyton

 

Ou encore, prenez des one-man bands comme le Breton Ronan ou l’Espagnol Sergi Estella, qui compensent habilement un relatif manque de légitimité par une inventivité malicieuse (instruments bricolés maison comme cette guitare-fontaine à vin, chant en catalan…). Ou bien les furieux helvètes Duck Duck Grey Duck emmenés par un Robin Girod (Mama Rosin) aux allures de Chris Robinson voire de Jerry Garcia version surf : de l’entame rock planant Mama don’t mind à la clôture sur un Going down south de Burnside judicieusement revisité et réapproprié, ce fut un défoulement salvateur. Et quand un groupe plaisait moins, il nous restait toujours les food-trucks et le bourbon, ou bien quelqu’un dans le chaleureux public avec qui taper la discute.

 


Ronan

 


Sergi Estella

 


Duck Duck Grey Duck

 

Le gros succès public du festival, et une sacrée découverte en ce qui me concerne, fut la chanteuse de Memphis Miss Nickki accompagnée d’une Memphis Soul Connexion bien française (Fabrice Bessouat à la batterie, Anthony Stelmaszack à la guitare, Julien Dubois à la basse, Pierre Cherbero au clavier) mais aussi bien radicalement soul-blues. Un répertoire original énorme et imparable, bourré de références au chitlin’ circuit, un enthousiasme furieux, une présence scénique et un charisme rares : le set de la Miss n’a pas permis le temps de souffler et a laissé tout le monde sans voix. Si seulement ce concert extraordinaire pouvait être publié sur CD ! En petite tenue toute la nuit par moins quatre, cette femme a le feu en elle et le propage tout autour : qu’il va être long d’attendre sa prochaine tournée française !

 


Pierre Cherbero, Miss Nickki, Fabrice Bessouat, Julien Dubois, Anthony Stelmaszack

 


Miss Nickki

 


Julien Dubois, Anthony Stelmaszack

 

À la fin de l’enregistrement de l’album “All Night Long” par Junior Kimbrough et ses Soul Blues Boys, la foudre s’est abattue sur le bâtiment, nous relate Robert Palmer dans ses notes de pochette. À Crissier, ce fut non pas un éclair, mais un feu d’artifice improvisé qui finit par zébrer la nuit. Pas de doute, de là-haut c’était bel et bien Junior qui contemplait fièrement sa descendance naturelle et spirituelle ! Chapeau Thomas, Vincent et toute l’équipe de ce festival unique en son genre en Europe.

Éric D.
Photos © Christophe Losberger

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Son of Dave

 


Cameron Kimbrough

 


Robert Kimbrough Sr.