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Live reports / 12.12.2016

Blue Note Jazz Festival

Désormais bien installé au cœur de l’automne, le Blue Note Jazz Festival proposait cette année un programme de luxe à même de réchauffer l’âme la plus refroidie par le mauvais temps, entre figures historiques (Charles Lloyd, Al Jarreau) et nouveaux talents (Jacob Collier, Kandace Springs…), dans une vision extensive du genre mêlant son versant le plus pop (Norah Jones) avec des propositions plus contemporaines (Christian Scott, Robert Glasper), sans oublier les musiques plus raciniennes, avec notamment la présence de Trombone Shorty. Impossible, même avec la meilleure volonté du monde de tout suivre : seules deux soirées ont été au programme de Soul Bag cette année.

Il y avait un public nombreux, plutôt jeune et très enthousiaste, pour entendre à la Cigale le double programme associant deux des artistes les plus dynamiques de la scène jazz contemporaine. Premier à monter sur scène, Christian Scott a décidé, pour l’essentiel, de jouer des morceaux encore inédits, à paraître sur les trois albums qu’il compte publier l’année prochaine à l’occasion des cent ans du jazz… Pas de surprise majeure cependant, tant cette nouvelle musique s’inscrit dans la lignée de l’excellent album de 2015 – dont une bonne partie des musiciens présents sur scène ce soir-là sont les protagonistes. Comme sur ce disque, le nouveau répertoire, très prometteur, mêle sans hiérarchie les différentes influences de Scott, qui fait appel à l’éventail des possibles des musiques populaires afro-américaines. Au fil du set, on y croise aussi bien des rythmiques issues du hip-hop que la trompette de Louis Armstrong, les envolées lyriques du jazz spirituel que les cuivres percutants du funk, l’esprit de La Nouvelle-Orléans – dont est originaire Scott – que l’ambition d’une musique qui s’interdit toute frontière et qui revendique, comme l’explicitera Scott dans une allusion transparente aux péripéties politiques récentes et à venir, l’universalité humaine. Dans son entreprise ambitieuse, Scott est accompagné d’une troupe de jeunes musiciens – pas plus de la vingtaine pour certains – qui partagent sa ligne musicale, et même le remplacement impromptu, pour cause de paternité, de son bassiste régulier par le contrebassiste polonais Max Mucha – impeccable toute la soirée – n’enlève rien à la cohérence du projet. Dans le reste des musiciens, difficile de savoir qui applaudir le plus fort : du saxophoniste Logan Richardson – qui a également enregistré il y a quelques mois un album personnel sur Blue Note – pour ses solos incendiaires, du batteur Corey Fonville pour son invention rythmique permanente, combinant batterie physique et électronique, ou du clavier, acoustique et électrique, Lawrence Fields, qui assure un accompagnement discret et pertinent tout du long. Mais les principaux lauriers vont sans doute à la très jeune Elena Pinderhugues à la flûte, dont chaque intervention est une merveille d’imagination et d’originalité – et dont Scott d’ailleurs fait longuement l’éloge pendant la présentation des musiciens. En final d’un set qui dépasse largement la durée prévue – et tant mieux ! –, Scott se replonge dans son dernier disque pour The last chieftan, qu’il dédie à son grand-père Big Chief Donald Harrison Sr (le père du saxophoniste de jazz, qui est donc l’oncle de Scott), dont il explique le rôle majeur dans la pacification des relations entre les différentes tribus d’indiens afro-américains à La Nouvelle-Orléans. Acclamé par un public très enthousiaste, Christian Scott confirme ici qu’il jouera un rôle majeur dans les musiques afro-américaines dans les prochaines années…

Le contraste ne pourrait être plus grand avec ce que propose ensuite Robert Glasper et son groupe. Reposant pour l’essentiel sur le répertoire de son dernier disque, pourtant plutôt bien accueilli par la critique, sa prestation se contente de ressasser les clichés les plus éculés d’une soul qui était “new” il y a une bonne quinzaine d’années. Il faut bien avouer que la musique de Glasper a perdu en intérêt à proportion qu’augmentait sa popularité, et que ce qui est proposé ce soir est bien insipide : une série de “chansons” sans grand enjeux, dont le soliste principal est le redoutable Casey Benjamin qui, s’il a quasiment renoncé au saxophone sans que cela soit une grosse perte, compense en “chantant” quasiment chaque titre d’une voix généralement trafiquée – seul I think about you, interprété par Glasper lui-même d’une voix limitée mais avec un certain charme fait exception dans cet univers dopé au vocoder et à l’écho. Même ma conscience professionnelle et la volonté d’informer pleinement les lecteurs de Soul Bag ne suffiront pas à me convaincre de rester plus de quarante minutes – et je ne suis pas le seul à quitter la salle à ce moment-là, même si la majorité du public semble conquis.

 


Al Jarreau © DR

 

Changement de registre et de génération – tant pour l’artiste que pour le public – le lendemain à l’Olympia. Si Al Jarreau est un habitué des scènes françaises, sa prestation faisait figure d’événement puisqu’il se présentait cette fois accompagné d’un big band de dix-huit musiciens, celui de la radio allemande NDR, avec qui il a déjà collaboré, pour un répertoire dédié à Duke Ellington. Quelques minutes à peine après vingt heures, l’orchestre arrive sur scène, suivi immédiatement par Jarreau. Désormais âgé de 76 ans, il semble fort diminué physiquement, entré sur scène armé d’une béquille et appuyé sur le bras d’un assistant, il restera assis l’ensemble du concert. Comme prévu, le répertoire emprunte au copieux répertoire de Duke Ellington et de son alter ego Billy Strayhorn, et les standards s’enchaînent sans grandes surprises. Vocalement, Jarreau n’est plus tout à fait au sommet de son art, notamment en termes de souplesse, mais il reste un interprète magistral, qui décolle progressivement au fil du premier set jusqu’au Take the A train final, très réussi. L’orchestre, du genre trop poli pour être honnête, est un peu en retrait, avec des solistes parfois à la limite du cliché, mais quelques bonnes idées d’arrangements – celui de In a mellow tone, emprunté à George Duke, ou un Come Sunday dynamisé – compensent largement. Et les différentes interventions, souvent humoristiques, de Jarreau entre les chansons permettent d’éviter l’écueil muséal qui guette toujours ce genre de célébration, qu’il se lance dans des anecdotes (pas toujours très compréhensibles) pour présenter les morceaux ou qu’il interprète Boire un petit coup c’est agréable (en français dans le texte !) pour annoncer l’entracte… Après la pause et un morceau assuré par l’orchestre seul, la soirée se poursuit dans la même lignée, même si Jarreau s’éloigne ponctuellement du répertoire d’Ellington pour interpréter The duke, une composition de Dave Brubeck à laquelle il a ajouté récemment ses propres paroles – tellement récemment même qu’il a besoin de les lire –, ainsi qu’une version a cappella impromptue des Moulins de mon cœur, en hommage à son compositeur, Michel Legrand, qui lui a remis un prix la veille. En fin de set, Jarreau abandonne Ellington pour revisiter quelques-uns de ses classiques, comme sa version scattée de Take five, avec quelques phrases de Blue rondo à la Turk pour faire bonne figure, ou Mas que nada, le tout précédé de quelques phrases a cappella de The shadow of your smile. Acclamé par une salle debout, il revient finir en beauté la soirée par un Summertime sans cliché – une vraie rareté ! – qui confirme que, même si sa voix n’est, à 76 ans, plus ce qu’elle était, il reste un interprète majeur.

Frédéric Adrian