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Live reports / 07.07.2016

Al Jarreau « workshop »

En français, on parlerait plutôt de “causeries”. À Montreux, ce sont des “workshops”, en réalité moins des ateliers que des rencontres entre un artiste et des festivaliers heureux de couper avec l’agitation et le soleil ambiants. Rendez-vous dans l’une des salles situées en sous-sol d’un immense centre des congrès, sur les bords du lac de Genève, le “Montreux Music & Convention Centre”. Seuls les premiers auront une place assise. À l’ouverture des portes, un bon quart d’heure avant 17 heures, Al Jarreau est déjà là, assis sur une petite estrade, entouré de son pianiste Joe Turano et d’un journaliste qui a préparé quelques surprises. Échanges de rires et de souvenirs, déjà ; poses rigolotes ou pensives pour les smartphones. Tout va bien, mais qui sait à quoi s’attendre ? Le Montreux Jazz Festival fête cette année son 50e anniversaire ; Al Jarreau, lui, vient à Montreux depuis 40 ans. 1976 : version filmée époustouflante de Your song en duo avec un clavier. Ce soir-là, les autres accompagnateurs prévus ont fait faux bond (on n’en saura pas plus), tant pis-tant mieux : Al Jarreau en génie des voix et de la présence. Sur la petite scène, l’artiste se tourne vers l’écran derrière lui, il est spectateur de lui-même, et nous de l’artiste. Ça commence fort. Al Jarreau raconte qu’à l’époque, il venait juste de sortir son (vrai) premier album, en 1975, quand il a découvert Montreux, à l’invitation de Claude Nobs, le fondateur du festival. Depuis, il est ici en famille. Il a joué dimanche en duo au Jazz Club ; vendredi, il prendra part à la soirée du 50e programmée par Quincy Jones (avant de jouer dimanche au Ronnie Scott’s de Londres). « Il y a tant de choses à faire », annonce cet homme qui, à 76 ans, va visiblement très bien malgré ses prothèses auditives et la canne qui l’aide désormais à marcher.

 

Souvenirs

Billy Eckstine, Eddie Jefferson, Jon Hendricks, les Français Double Six. Les noms fusent, accompagnés ou non d’imitations drolatiques. « À la radio, on entendait du classique en journée, du blues le soir. J’écoutais tout. » Dans la famille, on va à l’église, le père est prêcheur, la mère joue du piano. Nouvelles imitations. Nouveaux rires partagés. Petite tension tout de même au moment d’écouter un extrait d’un enregistrement (magnifique mais peut-être un peu scolaire) de 1965 (!). Al Jarreau était étudiant, le journaliste avance que c’était déjà du “Al Jarreau”. Pas de commentaires de l’intéressé, resté les yeux fermés pendant la diffusion de sa musique ancienne. On enchaîne. Al Jarreau dit sa foi en la puissance des mots (« utilisez-les »), son pianiste complice raconte comment le chanteur peut l’appeler plusieurs fois par jour pour lui faire entendre des paroles de sa composition. La complicité des deux hommes est totale. Les deux morceaux qu’ils interprètent ensemble sur la petite scène sont des rayons de soleil. Plus pénétrants et durables qui ceux qui inondent la Montreux Riviera cet après-midi-là.

 

 

Travail et liberté

C’est un atelier (workshop), mais Al Jarreau ne donne pas de leçons, ni de chant, ni de vie, ni de conduite. Il est ici et maintenant, rieur (« Que pensez-vous du Brexit ? »), inquiet (quant à la politique américaine), philosophe (« La génération du hip-hop va grandir, avoir des enfants, réfléchir à sa musique, comme on l’a fait, nous, la génération du rock’n’roll. »), engageant (« il faut que je vous dise : d’abord, du travail, de la discipline, se lever tôt le matin ; et être libre, libre, libre ») et incroyablement ouvert (« Écoutez toutes les musiques, comme ici au festival de jazz de Montreux »). On ne perçoit sans doute pas beaucoup les origines religieuses d’Al Jarreau dans sa musique enregistrée, qu’il s’agisse de jazz, de pop ou de rhythm & blues (il est le seul chanteur à avoir remporté des Grammys dans chacune de ces catégories). Mais sur la scène intime de cet atelier suisse, j’ai bien cru entendre les propos d’un prêcheur. Standing ovation, Mr. Jarreau, et merci Montreux.

Texte et photos : Julien Crué