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Brèves / 15.10.2016

Ted Harvey, dernier HouseRocker, est parti !

Au tournant des années 1960 et 1970, les HouseRockers de Hound Dog Taylor constituaient très certainement le groupe le plus excitant du Chicago Blues à une époque où la concurrence ne manquait pourtant pas. Hound Dog, leader et aîné du combo, né en 1915, nous a quitté le premier, en 1975. Brewer Phillips, qui tenait à la fois la seconde guitare et la basse, est mort en 1999 à l’âge de soixante-quatorze ans. Autrement dit, avec le décès à quatre-vingt-cinq ans du batteur Ted Harvey ce 6 octobre 2016, on peut écrire sans exagérer qu’un chapitre du grand et beau livre du blues moderne vient de s’achever. Contrairement à Taylor et Phillips, tous deux natifs du Mississippi, Harvey voit le jour à Chicago, le 21 décembre 1930. Il fait ses débuts au sein du fameux Fifth United States Army Band, et après l’armée, il semble se diriger vers le jazz et se produit sur les scènes locales. Mais au début des années 1950, il s’oriente vers le blues et accompagne un certain Shelby LaDell puis des artistes plus notoires dont Little Walter. À la même époque, soit au milieu des années 1950, il est bien introduit dans le milieu du blues de Chicago, joue quelque temps avec Muddy Waters, mais il fait partie du groupe d’Elmore James quand il rencontre Hound Dog Taylor en 1955.


J. B. Hutto, Hound Dog Taylor et Ted Harvey © pinterest.com

Les deux hommes se côtoient ponctuellement et s’apprécient, mais Ted Harvey ne vit pas seulement de la musique, il est magasinier et ne vient aux concerts qu’en soirée après sa journée de travail. Il faut donc attendre 1965 pour qu’il rejoigne les HouseRockers de Hound Dog, dont Brewer Phillips est membre depuis 1959. Le trio infernal est né. Grâce à Hound Dog qui écume les clubs de la ville – y compris les plus minables –, la formation n’a pas de mal à trouver des engagements, en particulier au Florence’s, pour des cachets hélas souvent ridicules. Mais les HouseRockers se démarquent des autres groupes. La voix éraillée de Taylor, sa guitare slide ultrasaturée qui fait passer Elmore James pour un enfant de chœur, Phillips qui fait gronder sa guitare rythmique tout en assurant les lignes de basse, et le jeu de batterie – qui emprunte un peu à Fred Below venu lui aussi du jazz – de Harvey, simplissime mais redoutable d’efficacité et de relance, font merveille. Il faut ajouter l’incroyable bonne humeur qui habite constamment les musiciens et l’on obtient tous les ingrédients nécessaires pour faire des HouseRockers un groupe parmi les plus populaires des clubs de Chicago. Une popularité qui ne concerne pas que les spectateurs, les autres bluesmen de la ville, souvent bien plus renommés qu’eux, se pressant lors des shows enflammés des trois artistes…


En haut : Bruce Iglauer, Hound Dog Taylor, Wesley Race et Brewer Phillips. Au centre : Ted Harvey et Alvin Nichols (aka B. B. Jones). Devant : Bob Simmons. © : keno.org

Mais, malgré cela, quelques singles et une participation à la tournée de l’American Folk Blues Festival en 1967, les HouseRockers n’ont pas encore à leur actif l’album complet qu’ils mériteraient grandement d’enregistrer. Et en 1971, quand le jeune Bruce Iglauer, qui a l’année précédente contribué à la création de la revue Living Blues et travaillait pour le label Delmark de Bob Koester, décide de fonder sa propre marque Alligator, il inaugure son catalogue avec le trio qui sort donc ce premier disque, « Hound Dog Taylor And The HouseRockers ». L’essai est un coup de maître, suivi de deux autres aussi exceptionnels, « Natural Boogie » (1974) et surtout le live « Beware Of The Dog » (1976), qui rend bien l’ambiance des concerts du groupe qui alterne boogies échevelés et blues lents d’une intensité inouïe. Mais « Beware… » paraît à titre posthume car Hound Dog a été emporté par un cancer quelques mois plus tôt, en décembre 1975.


Dave Weld, Ted Harvey et Brewer Phillips. © André Hobus

Les trois disques gravés pour Alligator, fort heureusement régulièrement réédités, font incontestablement partie des meilleurs de leur époque et n’ont pas pris une ride. En 2004, Alligator sortira « Release The Hound », réalisé à partir de sessions inédites du début des années 1970, qui atteint le même très haut niveau. Et si la discographie des HouseRockers version Hound Dog – on évitera quelques éditions plus ou moins officielles et très discutables relevant du fond de tiroir parues après la mort du leader – est somme toute peu fournie avec ces quatre « véritables » opus, elle est en revanche d’une qualité incomparable.


J. B. Hutto, Hound Dog Taylor, Brewer Phillips et Ted Harvey. © : Sandy Sutherland

Après la mort de Taylor, Ted Harvey et Brewer Phillips s’abonnent en quelque sorte aux groupes emmenés par un chanteur et guitariste slide. Cela commence avec l’expérimenté J. B. Hutto, mais le jeune Dave Weld fait également ses débuts en jouant avec eux durant environ un an. En 1978, Harvey figure sur un disque en public (qui ne sortira que trente ans plus tard) plutôt mal enregistré, mais sur lequel il accompagne Big Walter Horton, Johnny Nicholas et Ronnie Earl, ainsi que Sugar Ray Norcia, Mudcat Ward et Anthony Geraci, qui composent toujours l’ossature du groupe de Sugar Ray and The Bluetones ! À partir de 1980, Ted Harvey et Brewer Phillips sont engagés par le chanteur et guitariste Cub Koda pour une collaboration qui durera une quinzaine d’années, enregistrant ensemble des albums de 1981 à 1996. Parallèlement, il était aussi sur le premier disque de Brewer Phillips en 1982 pour le label autrichien Wolf, « Ingleside Blues ; en 1995, Wolf le rééditera sous le nom « Good Houserockin’ » en le créditant à Phillips et Harvey (effectivement présent sur tous les morceaux) : il contient dix-neuf titres enregistrés entre 1977 et 1982, dont certains avec Cub Coda et J. B. Hutto.


En 1998. © : James Fraher / Getty Images.

Dans les années 1990, Harvey rejoint le groupe de Jimmy Rogers jusqu’à la mort de celui-ci en 1997. En 1996, il apparaît sur « Blues Blues Blues » (qui verra le jour début 1999), qui le montre au sein d’une pléiade assez incroyable de guests autour de Rogers, dont Jimmy Page, Robert Plant, Keith Richards, Mick Jagger, Lowell Fulson, Johnnie Johnson, Eric Clapton, Taj Mahal, Carey Bell et Stephen Stills ! Et en 1999, Harvey participe à une tournée en hommage au même Rogers qui passe par l’Europe, aux côtés cette fois de Kim Wilson, Johnnie Johnson, Jimmy D. Lane et Bob Stroger. Selon Bruce Iglauer (auquel nous avons librement emprunté des éléments pour rédiger cette nécrologie, qu’il en soit chaudement remercié), le batteur s’est ensuite retiré de la scène et a vécu dans le South Side de sa ville natale. Laissons d’ailleurs Bruce conclure pour évoquer cet instrumentiste génial à défaut d’être célèbre, sans doute le dernier représentant de la grande école des batteurs de Chicago : « Ted Harvey, le formidable batteur qui était un des trois membres du plus joyeux groupe de blues de Chicago – Hound Dog Taylor & The HouseRockers –, est mort le 6 octobre à l’âge de 85 ans. En plus d’être un des meilleurs batteurs en shuffle de l’histoire, Ted était un homme jovial, toujours avec un mot gentil ou un sourire pour autrui. Il ne tirait jamais la couverture à lui, s’attachant seulement à bien faire sonner le groupe. Et il l’a fait, aucun doute… Écoutez seulement Gimme back my wig, avec Ted relançant le tempo au gré de la progression de la chanson, ajoutant ce qu’il fallait d’énergie à chaque couplet. Il ne cédait jamais à l’excentricité, il menait juste chaque chanson en insufflant à chaque fois la bonne pulsation en se fondant parfaitement dans l’ensemble. C’était le génie de Ted Harvey. »
Daniel Léon