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Brèves / 06.04.2015

Sam Charters, 1929-2015

Inexplicablement, sa mort est quasiment passée inaperçue. Il restera pourtant comme un historien et un auteur majeur qui aura profondément marqué différents styles de la musique afro-américaine. Sam Charters, car il s’agit de lui, s’est éteint le 18 mars 2015 à l’âge de quatre-vingt-cinq ans à Arsta en banlieue de Stockholm en Suède, son pays d’adoption depuis le début des années 1970. Né Samuel Barclay Charters IV le 1er août 1929 à Pittsburgh en Pennsylvanie, il dit avoir découvert le blues avec Bessie Smith en 1937, mais on écoute aussi du jazz et de la musique classique dans sa famille, qui s’installe en 1944 à Sacramento en Californie. Avant cela, il avait appris la clarinette, le banjo et le washboard, et se souvient avoir fait partie d’un groupe dès ses treize ans. En 1950, il vit un temps à La Nouvelle-Orléans, puis, après avoir servi durant la guerre de Corée de 1951 à 1953, il étudie plus sérieusement le jazz.


Avec Sleepy John Estes. © : DR

Mais Charters entretient surtout une grande passion pour l’histoire du blues et de la musique noire en général, et depuis plusieurs années, il se constitue une importante collection de disques. S’intéressant également à la politique, il s’engage à sa manière, partant du principe qu’il peut jouer un rôle dans le domaine en parlant des musiques afro-américaines, un moyen de contribuer à l’élargissement de leur audience et de lutter contre le racisme. Il mène des recherches qui portent d’abord sur Robert Johnson et Blind Willie Johnson et prend rapidement conscience de la richesse de cette culture musicale. Avec son épouse Ann – née en 1936 –, il entreprend également des enregistrements de terrain pour Folkways. Outre le Texas, il visite les Bahamas et réalise en 1958 les premières faces de Joseph Spence (1910-1984), un guitariste dont s’inspireront des artistes de tous horizons, de Taj Mahal à Ry Cooder en passant par Grateful Dead, l’Incredible String Band, Olu Dara et John Renbourn, lui aussi récemment disparu.

1959 est ensuite une année charnière dans sa carrière, qui le voit « redécouvrir » Lightnin’ Hopkins à l’aube du Blues Revival et relancer sa carrière. Mais surtout, alors que les écrits sur le blues sont rarissimes – on rappellera ici combien les français Jacques Demêtre et Marcel Chauvard furent aussi des précurseurs avec leurs reportages aux États-Unis la même année, et qui seront rassemblés dans le livre Voyage au pays du blues publié en 1994 par Soul Bag –, Charters sort son premier ouvrage, The Country Blues. Aujourd’hui reconnu comme un classique fondamental de la littérature sur le blues, introduit au Blues Hall of Fame en 1991, l’ouvrage s’accompagne à l’époque d’un disque de quatorze titres. Cela permet au public de faire connaissance avec des artistes décédés à l’époque (Blind Lemon Jefferson, Lonnie Johnson, Leroy Carr, Big Bill Broonzy, Robert Johnson), mais dont l’influence sera considérable. En parallèle, Charters favorise aussi la redécouverte d’autres bluesmen souvent inactifs et oubliés depuis des années, dont Peg Leg Howell, Blind Willie McTell, Sleepy John Estes, Bukka White et autre Washboard Sam, qui retrouvent l’opportunité d’enregistrer et de se produire.


Sam et Ann Charters. © : DR

Dégoûté par la politique de son pays dont il condamne l’engagement dans la guerre du Vietnam, Charters s’exile donc ensuite en Suède, où il obtient la nationalité en 2002, partageant d’abord sa vie entre la Scandinavie et les États-Unis où sa femme continue d’enseigner. Cela ne l’a jamais empêché de continuer son œuvre de toute première importance, ce qui se traduit par des travaux comme producteur – entre autres pour le groupe rock Country Joe and the Fish, lui aussi opposé à la guerre au Vietnam –, et bien sûr en tant qu’auteur d’ouvrages. Parmi ceux-ci, plusieurs sur le blues dont The Poetry of the Blues (1963), The Bluesmen (1967), The Legacy of the Blues (1975), The Roots of the Blues: An African Search (1981), The Blues Makers (1991), Walking a Blues Road: A Selection of Blues Writing, 1956-2004 (2004), mais aussi sur le jazz dont Jazz: A History of the New York Scene (1962), Jazz New Orleans 1885-1963 (1963), Jelly Roll Morton's Last Night at the Jungle Inn: An Imaginary Memoir (1984), New Orleans: Playing a Jazz Chorus (2006) et A Trumpet Around the Corner: The Story of New Orleans Jazz (2008). Et d’autres encore… Mais il nous faudra du temps pour mesurer ce que représente la perte de Sam Charters, incontestable figure centrale de l’histoire de la musique populaire américaine contemporaine.
Daniel Léon