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Brèves / 18.05.2015

Merci B. B., c’était vraiment bien

Je me demandais comment aborder cet hommage à B. B. King, disparu le 14 mai 2015 à quatre-vingt-neuf ans. Pensez, la seule « mégastar » du blues, une icône planétaire de la musique qui a côtoyé des chefs d’État, des souverains ou encore le pape… Et puis, en revoyant The Life of Riley hier soir sur Arte, tout s’est révélé, surtout à la fin du film avec les intervenants qui se succédaient en répétant une petite phrase, « a single note » ou « only one note ». Oui, une seule note, agrémentée d’un vibrato si caractéristique, suffisait pour identifier le génial guitariste qu’était B. B. King. En cela, il incarnait parfaitement le blues et ses représentants qui savent si bien animer les émotions sans tartiner avec un déluge de notes. Artistiquement, il restera unique et exercera une influence incommensurable. Mais humainement, B. B. King laisse également une empreinte marquante. Car si cet homme né King est effectivement devenu roi, c’est en véhiculant des valeurs essentielles de simplicité, d’humilité et de sagesse. Ses origines l’expliquent grandement.


© : DR

Comme bien d’autres bluesmen de sa génération, les premières pages de son beau destin s’écrivent quelque part dans le Delta, au Mississippi. À Berclair, une petite localité entre Indianola et Itta Bena, cette dernière étant d’ailleurs couramment retenue comme lieu de naissance « officiel ». Riley B. King voit le jour le 16 septembre 1925 sur une plantation où ses parents, Nora Ella et Albert King (évidemment sans lien avec un autre bluesman célèbre dont le vrai nom était d’ailleurs Albert Nelson) sont métayers. Il a cinq ans quand ses parents se séparent, et pour mieux assurer sa subsistance, sa mère s’installe à Kilmichael, à quelque quatre-vingts kilomètres à l’est d’Itta Bena, où vit sa propre mère et d’autres membres de sa famille. Le jeune Riley est donc avant tout élevé par sa mère et sa grand-mère.

Mais la santé de sa mère, qui n’a pourtant pas trente ans, décline sérieusement et rapidement, elle s’affaiblit, commence à perdre la vue et décède. À neuf ans, Riley est orphelin et grandit chez sa grand-mère Elnora, dans une cabane sur l’exploitation agricole de Edwayne Henderson. Il se consacre au travail des champs, à l’école et à l’église. Il se trouve que le pasteur de l’église locale, Archie Fair, est un membre de sa famille du côté d’un de ses oncles, et qu’il joue de la guitare. Ainsi, Riley, qui a déjà des notions de chant par le gospel, apprend les rudiments de l’instrument au contact du révérend Fair au milieu des années 1930, qui le laisse même parfois en jouer le dimanche à l’église… Le blues s’invite aussi dans son existence. Une de ses tantes, Mima, possède un électrophone grâce auquel il découvre des artistes comme Blind Lemon Jefferson et Lonnie Johnson, auxquels il vouera toujours une grande admiration et qui sont sans doute ses premières influences. Sans oublier Bukka White, un cousin de sa mère qui très certainement le premier bluesman qu’il ait vu. Comme il le dira toujours, il ne parviendra jamais à assimiler le style en slide de White, mais c’est peut-être bien en essayant de l’imiter qu’il créera son inimitable vibrato !


À dix-sept ans © : Charles Sawyer

En janvier 1940, Elnora décède et Riley se trouve totalement démuni à quatorze ans, même si le patron de la ferme accepte un temps qu’il continue d’habiter sur place. Informé de sa situation, son père vient le chercher et l’emmène à Lexington, aux portes du Delta… Riley ne voit son père, qui conduit un tracteur sur une plantation distante d’une vingtaine de kilomètres, que les week-ends, et il s’ennuie beaucoup. Un jour, il assiste à un lynchage et c’en est trop. Sans prévenir, il monte sur son vélo est parcourt les quatre-vingts kilomètres qui le séparent de Kilmichael… Dans une situation toujours plus précaire, il y retrouve John Fair, le frère d’Archie. Les Fair parviennent à lui trouver une famille d’accueil, les Cartledge, qui le logent, lui donnent du travail à la ferme, et surtout, se comportent bien mieux à son égard que les autres propriétaires blancs vis-à-vis de leurs employés noirs.


Les Famous St. John’s Gospel Singers avec B. B. King en haut à droite © : Charles Sawyer

L’année 1943 est un tournant. Les membres de sa famille lui manquent, notamment son cousin Birkett Davis qui partage sa passion pour la musique et vit à Indianola. Riley le rejoint, se marie, travaille comme conducteur de tracteur et commence à se produire régulièrement dans les églises locales et même à la radio. Vers 1945, il forme avec Davis les Famous St. John’s Gospel Singers au sein desquels il chante et joue de la guitare. Ils obtiennent un succès notable, notamment grâce à des passages sur la station de radio WGRM à Greenwood, et Riley se prend à rêver d’une carrière musicale. Mais ses camarades n’ont pas les mêmes ambitions, le blues plus que le gospel le hante, et il reprend à nouveau les rênes de son existence. Nous sommes en 1947 et le voilà parti pour Memphis, chez Bukka White ! Mais nous le savons, White ne lui enseignera que très indirectement le blues… Il n’empêche, c’est bien à Memphis que sa carrière va débuter…

L’année suivante, il se produit souvent sur Beale Street et pour la radio WDIA, obtenant notamment un contrat pour la marque de tonic Peptikon. À la même époque, il devient le Beale Street Blues Boy, celui que tout le monde connaît sous le nom de B. B. King… Dès lors, plus rien se sera comme avant et le bluesman va changer le cours de l’histoire de sa musique. Dès 1949, il enregistre ses premiers titres pour le label Bullet (Miss Martha King/Got the blues), et seulement deux ans plus tard, il place son premier titre tout en haut des charts R&B avec 3 o’clock blues. You know I love you et Please love me (1952), You upset me baby (1954) réalisent la même performance, aux côtés de nombreux autres qui atteignent le top 5 et font de B. B. King l’un des plus gros vendeurs de disques des années 1950… Et tout est déjà en place, la voix d’airain – on ne dira jamais assez combien B. B. King était aussi un magnifique chanteur – forgée au gospel, le son de guitare vibrant…


1960s © DR / Soul Bag Archives
 

Voilà comment le King est devenu roi… À partir des années 1960, on n’ignore rien de la suite de cette belle et singulière histoire du cueilleur de coton tiraillé entre membres d’une famille perdue et éclatée, que son talent mènera au firmament. Sûr que B. B. King ne doit rien à personne. À partir des années 1960 donc, on se souviendra selon sa perception de moments privilégiés dont le bluesman fut fort prodigue tant il savait partager. De ses disques en public bien sûr, tant il était un homme de scène, généreux et capable de procréer la magie à chaque instant. Ainsi « Live At The Regal » en 1965, « Live In Cook County Jail » en 1971, ceux avec Bobby Bland en 1974 et 1976… Des morceaux intemporels, dont il n’était d’ailleurs pas l’auteur, mais qui, réadaptés et réarrangés, se transformeront en hymnes et en… hits planétaires ! Comme Everyday I have the blues, How blue can you get, Rock me baby, Sweet little angel, Please send me someone to love, Let the good times roll, Caldonia, et bien sûr The thrill is gone…Des concerts aussi, comme ceux de Kinshasa en 1974, de Montreux en 1993, de Vienne en 1997 et 2005… Sans oublier les récompenses, quinze Grammy Awards et j’en passe. Et peu importe. Car avec ces gens-là, on aime, on ne compte pas.


c. 1970 © : André Hobus et Claude Meyer


c. 1970 © : André Hobus et Claude Meyer



New Orleans, 1991 © Stéphane Colin

Et des rencontres bien sûr. J’ai eu la chance inouïe de rencontrer B. B., en 1994 lors d’un concert à Voiron, non loin de Grenoble. Avec l’ami Denis Claraz, compagnon d’émission de radio depuis 1988, on n’en menait pas large. Que dire à cet homme auquel on avait tout dit ? Au sujet duquel tout avait été dit ? Alors on a un peu parlé de Lucille. Mais juste un peu. On a surtout parlé d’autres passions du bluesman, de la pêche, de pilotage d’avions, de projet de musée. Jusqu’à presque retarder le début d’un concert de B. B. King ! Car à son manager qui entrouvrait la porte de la loge pour signifier la fin  de l’entretien, il a répondu : « On n’a pas fini. » Exit le manager. L’interview a donc duré, et il a encore pris le temps de dédicacer la casquette d’un ami et de nous donner « pour vos auditeurs » une belle quantité de médiators et de pendentifs. Avant de conclure, pour notre plus grand bonheur : « En général, je m'ennuie dans les interviews, mais là, c'était bien. » Ah ça, Mister King, c’était vraiment bien, pour sûr. Merci pour tout.
Daniel Léon


Jazz à Vienne, mardi 1er juillet 1997. © : photo Pascal Kober


New Orleans, 7 mai 1995 © Jacques Périn