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Brèves / 30.11.2011

Hommage de Larry Cohn à Frank Driggs

Le 17 octobre dernier, nous relations ici la mort de Frank Driggs, possesseur d’une exceptionnelle collection de photographies de jazz, mais également écrivain, amateur de blues et producteur des deux albums de Robert Johnson, « King Of The Delta Blues Singers ». À l’époque, dans les années 1960, il travaillait avec Larry Cohn, mais nous ignorions que les deux hommes étaient des amis très proches. Lui aussi écrivain (Nothing but the blues) et notamment vice-président de CBS/Epic (qui appartient comme Columbia au groupe Sony Music) et collaborateur à Soul Bag, Larry nous a fait l’amitié de nous transmettre un texte empreint d’émotion et d’humour en hommage à Briggs, qu’il connaissait depuis plus de 50 ans. Il nous dévoile en outre des facettes méconnues du personnage et révèle même des penchants quelque peu inattendus… Mais laissons Larry s’exprimer au sujet de celui qui fut longtemps pour lui un ami et même un « frère ».

« Notre première rencontre date de mai 1955 chez Marshall Stearns, professeur et critique de jazz. Notre entente et notre amitié furent immédiates et ne cesseront jamais jusqu’à sa disparition récente. Nous avons noué une relation très forte, à la fois personnelle et professionnelle. Extraordinairement intelligent et talentueux, Frank savait rester pondéré, ce qui s’exprimera au travers de ses nombreuses capacités puis dans ses réalisations. Mais parmi ceux qui lisent ces lignes et qui pensent bien le connaître, certains ignorent sans doute que Frank fut un temps un superbe pianiste de boogie-woogie. En fait, lors de mon mariage, il y a donc très longtemps, alors que je ne pouvais plus supporter le traditionnel « Bar Mitzvah Band » (ndt : du nom d’une célébration juive, groupe spécialisé dans les cérémonies comme les mariages), je l’ai viré de la scène et Frank a joué jusqu’à la fin de la soirée, à la grande satisfaction des invités !

Une autre fois, nous assistions ensemble à un spectacle appelé « Folksong ’59 », organisé par Alan Lomax au Carnegie Hall, où étaient réunis différents artistes représentant la musique vernaculaire : Bill Monroe, Memphis Slim, Muddy Waters, etc. Après le show, alors que des spectateurs se pressaient sur scène, j’ai invité Frank à faire de même car je voulais saluer Memphis Slim, que je connaissais assez bien. Le piano était toujours en place et des gens se succédaient pour jouer et juste se montrer. J’ai insisté (et j’entends par là que j’ai dû littéralement lui tordre le bras) pour que Frank joue à son tour. Il a finalement accepté, et pendant qu’il officiait, Muddy s’est tourné vers Slim pour lui dire qu’un Blanc ne devrait pas être autorisé à jouer aussi bien ! Plus tard, et bien qu’il ait exercé comme producteur chez Columbia durant des années, même John Hammond n’était pas au courant de ce talent bien caché, je devrais même dire « étouffé »…
Malheureusement, Frank a épousé une femme peu attirée par la musique et le piano s’est vu relégué au sous-sol de son domicile à Brooklyn, une fin plutôt triste pourrait-on dire… Une autre anecdote : en constatant combien nous partagions la même haine à l’égard de la vie en société, nous avons envisagé en plaisantant d’ouvrir un club à Manhattan, qui s’appellerait le Flogatorium (ndt : peut-être dérivé de flagellarium, il s’agit en fait d’un établissement à tendance… sadomasochiste !). Dans un décor aux parois de cuir sombre, nous aurions eu des fouets, des chaînes, des menottes, etc. Un choix de perversion, si je peux m’exprimer ainsi. Bien entendu, tout ça n’a jamais été sérieux, mais on s’est beaucoup amusé en imaginant un projet dont nous savions qu’il ne verrait jamais le jour.

Certains trouvaient que Frank était fermé, mais en réalité il était discret et s’exprimait peu : parler de lui, de ses réalisations et de sa vie personnelle ne l’intéressait pas. Son œuvre, l’étendue stupéfiante de son savoir et son aptitude permanente à échanger parlent d’elles-mêmes, et quiconque a eu la chance de le connaître, même peu, le confirmerait. Nous lui devons beaucoup ! Il me manquera énormément, et à mes yeux quelle très grande chance ce fut d’avoir connu cet homme plus que remarquable. De même, je regretterai les deux surnoms que nous utilisions pour simplement nous saluer : « Moosie » pour lui et « Pops » pour moi. Et pour conclure mon propos, rien de mieux que cette phrase tirée d’un blues des années 1920 : Ton haleine rappelle les swamp onions ! (ndt : variété d’oignon qui pousse sur sol humide). Repose en paix, mon frère ! »

Larry Cohn (traduction : Daniel Léon).