Gene Noble, à l’école des stars
29.05.2025
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Quelle est l’inspiration derrière le titre de votre nouvel album “Do It Afraid” ?
Certains ont considéré, peut-être à raison, que mon précédent album n’avait pas eu assez de succès, avec des ventes disons en deçà des attentes. J’ai donc commencé à ressentir moi-même la peur de l’échec. Mais je me suis aussi dit tout de suite qu’il n’était pas question d’arrêter de faire de la musique. Donc je n’avais pas le choix. Il fallait que j’essaie de me lancer dans un nouvel album malgré ma peur. Et c’est ce qui m’a guidée pendant toute sa création et qui m’a donné l’idée de ce titre. Do it afraid, fais-le en ayant peur.
Le thème général de “Do It Afraid” est de profiter de chaque instant de la vie malgré les périodes plus compliquées comme la mort de votre père par exemple qui vous a inspiré le morceau Ten fold. Est-ce que ce nouvel album est aussi un chemin vers la guérison ?
En quelque sorte, oui. Pour moi, mais aussi pour tous ceux qui m’entourent et qui m’écoutent. Je veux que l’on comprenne qu’il n’y a pas que des mauvaises choses qui me sont arrivées, que ma vie n’est pas faite que de traumas. Il y a de la nuance dans ma vie comme dans ma musique et mes paroles.
Vous avez décidé de plonger dans vos racines caribéennes avec Merlot and grigrio. Est-ce que la soca est un genre que vous avez toujours voulu explorer ?
Toujours, oui. Ma famille est originaire de la Barbade. C’était donc assez naturel d’écouter beaucoup de soca à la maison, notamment des artistes comme Alison Hinds, Lil Rick, Krosfyah ou encore Father Philis que je vous recommande. Et je trouvais ça plutôt cool d’essayer à mon tour. J’avais déjà expérimenté la même chose avec le reggae. Au final, je pense que le résultat est disons OK [rires].
L’album comprend aussi plus de rythmes uptempo, comme dans In a circle ou encore Aye noche et vous créez les chorégraphies de vos vidéos. Est-ce que la danse a toujours été une manière pour vous de vous exprimer, de manière artistique et personnelle ?
La danse m’a accompagnée durant toute mon enfance, avec ma grand-mère, mes cousins… J’adore danser ! Parfois, je ne me sens pas forcément la plus à l’aise quand je danse, j’ai des doutes sur la manière dont je bouge et je ne me vois pas comme la meilleure danseuse, loin de là, mais tant pis, j’essaie quand même, car comme je le disais, j’aime vraiment ça.
En pensant à votre carrière musicale, cela va faire bientôt dix ans que vous avez sorti “The Many Alter-Egos of Trill’eta Brown” (2016). Quelle est la leçon la plus importante que vous ayez apprise de toutes ces années ?
Wow. Pourquoi cela me rend si émotive ? Je pense souvent ces derniers temps à la décennie qui vient de s’écouler, et même plus que ça, à tout ce que j’ai réalisé depuis près de 20 ans et je me rends compte à quel point cela a été difficile. C’était mon rêve depuis toute petite de réussir dans la musique, de faire un album, mais j’ai très vite compris que réaliser son rêve n’est pas aussi facile que ce que l’on croit et que surtout il ne fallait pas espérer qu’on te donne facilement les clés pour y arriver. Je me souviens avoir dit à mon père quand j’étais jeune que je voulais chanter et faire de la musique. Il m’avait tout de suite dit que l’idéal pour moi serait d’écrire pour d’autres artistes, mais que je devais éviter de me lancer dans une carrière solo. Il avait ses propres expériences et je le sentais nerveux à propos de certaines choses qu’il avait vécues… J’ai suivi ses conseils au début, mais écrire pour d’autres personnes ne me convenait pas vraiment. J’ai alors rejoint un groupe à Washington DC, mais j’ai très vite compris qu’ils ne prenaient pas vraiment ça sérieusement alors que pour ma part, je n’avais qu’une idée en tête : sortir au plus vite un album. On a arrêté l’aventure assez vite et je me suis remise à écrire. J’ai eu la chance de croiser la route d’un artiste assez populaire à l’époque, d’écrire quelques sons pour lui, mais quand son label l’a rejeté, j’ai réalisé qu’il fallait que je sorte enfin moi-même ma musique. Pendant deux-trois ans, j’ai expérimenté, je suis montée à plusieurs reprises sur scène, mais je n’avais pas assez confiance en mes capacités vocales à l’époque, et encore plus devant des gens ! J’avais alors 25 ans et j’étais à un tournant de ma carrière. Soit je continuais à écrire pour d’autres artistes, soit je me lançais enfin. Je me suis battue pour sortir ce premier album et j’ai connu ensuite plusieurs années de doutes et de réflexions, avec des échecs aussi bien critiques que publics. Je me rappelle encore aujourd’hui qu’au moment où je travaillais sur mon quatrième album “Remember Your North Star”, j’étais dans une phase compliquée. Quelques mois avant sa sortie, j’avais même peur d’être expulsée de chez moi, car je n’avais plus assez d’argent pour payer mon loyer. Cet album a tout changé. L’accueil qu’il a reçu, les prix [“Best new music” par Pitchfork], l’argent qui a commencé enfin à rentrer… Pour la première fois de ma vie, je pouvais enfin vivre de ma musique. Et regardez-moi maintenant, je suis ici à Paris ! Ça m’a pris un long moment, mais je suis reconnaissante et heureuse de ne pas avoir abandonné.
“Mon processus musical est assez personnel, et c’est plus facile pour moi de travailler avec des personnes que je connais déjà et en qui je peux avoir confiance.”
Yaya Bey
Quels sont les artistes qui vous ont le plus influencée durant votre enfance et qui continuent aujourd’hui de vous inspirer ?
Je dirais spontanément Mary J. Blige, Stevie Wonder, Donnie Hathaway, Brandy. J’ai eu une période où j’écoutais vraiment beaucoup [le label] Roc-A-Fella sans oublier Maze & Frankie Beverly. J’adorais notamment la manière dont Frankie Beverly arrivait à écrire des chansons assez légères et funky tout en y incorporant des messages cachés, par exemple sur les problèmes politiques que pouvait rencontrer notre pays. Ça me donne encore et toujours des idées. Il n’y a pas besoin que ce soit profond, mais si c’est bien écrit, tu comprends tout de suite le message.
Raisins, dont vous avez dit qu’elle était le point central de votre album, est une chanson qui parle des rêves. Est-ce qu’il y aurait un ou une artiste ou un ou une producteur/trice avec qui vous rêveriez de travailler un jour ?
Pour être honnête, pas vraiment. J’ai déjà travaillé avec Butcher Brown, avec Zack bien sûr [Exaktly, son mari et producteur]. Mon processus musical est assez personnel, et c’est plus facile pour moi de travailler avec des personnes que je connais déjà et en qui je peux avoir confiance. Donc, j’essaie de garder un cercle assez fermé autour de moi.
Vous avez malgré tout collaboré avec Tank and the Bangas sur Little things.
Oui. Je connais Tarriona [“Tank” Ball] depuis plus de dix ans avant qu’elle ne rejoigne le groupe et que je devienne Yaya Bey. Quand j’y pense, c’est vraiment ce dont j’ai besoin. Savoir que l’artiste avec qui je vais travailler est avant tout une bonne personne. C’est ce qui s’est passé par exemple avec Jay Daniel. Il m’a d’abord contactée pour me dire qu’il aimait ma musique et c’est comme ça qu’on a commencé à échanger. Non seulement j’appréciais sa musique, mais je l’ai découvert aussi en tant que personne et c’est ce qui m’a décidé à franchir le pas et à lui demander s’il avait des morceaux pour moi.
Comment se passe la collaboration avec votre mari et que vous apportez-vous l’un et l’autre ?
Exaktly : Je peux répondre en premier ? Honnêtement, c’est un rêve devenu réalité. J’ai connu moi-même beaucoup de phases de tensions, de doutes. Et j’hésitais aussi parfois à travailler avec d’autres personnes. Mais je connais Hadaiyah depuis très longtemps, avant qu’elle ne devienne Yaya Bey. Et au-delà du fait d’être tombé amoureux d’elle, je n’avais aucun doute à son sujet en tant qu’artiste. C’est pour cette raison qu’avoir cette opportunité de m’exprimer et collaborer avec elle rend cette expérience vraiment spéciale.
Yaya : Pour ma part, je ne l’aime pas du tout [rires]. C’est vrai qu’on se connaît depuis longtemps. J’organisais des soirées où il était DJ, on avait échangé à plusieurs reprises, donc j’avais déjà confiance en lui. Entretemps, il est devenu mon mari, mais aussi mon manager de tournée. La nature de notre relation est vraiment spéciale. J’écris mes chansons à la maison, donc naturellement, quand j’ai senti à un moment que j’avais besoin d’inspiration et de plus de morceaux, comme lors de la création de “Ten Fold”, on s’est dit pourquoi ne pas essayer ensemble.
Exaktly : Oui, c’est ça. C’était du genre “essayons et on verra bien ce qui se passe”.
Yaya : C’est comme avoir un collaborateur à portée de mains, c’est plutôt agréable [sourire]. Zack m’aide non seulement beaucoup, il m’inspire, mais il a aussi un son bien spécifique. J’aime bien demander à mes producteurs un son particulier, leur propre son. Avec Zack, c’est encore différent. Il y a un courant qui passe entre nous, sur le plan personnel et professionnel, et à force de travailler ensemble, de mixer nos approches, nos sons, on est en train de créer notre propre son. C’est le cas par exemple sur Aye noche et In a circle.
Exaktly : C’est vraiment cool. En parlant des remixes que j’ai fait (Career day et The evidence), c’est assez spécial pour moi, car je viens de Baltimore, et la musique club de là-bas est assez importante. C’est un mélange de hip-hop, R’n’B, funk house mixés avec de la house, techno. Un son très particulier style breakbeat. C’était vraiment fun de travailler sur ces remixes avec la musique de Yaya, notre passion commune, ce qui a rendu l’expérience vraiment très spéciale. Et je suis d’accord, on est en train de créer notre propre son.
Pourrait-on imaginer bientôt un album qui serait exclusivement centré autour de votre collaboration ?
Yaya : Peut-être [rires].
Exaktly : Pour être honnête, je travaille sur mon propre EP actuellement. Il est bientôt terminé, il reste encore quelques finitions à peaufiner. Une fois qu’il sera sorti, je pourrai me concentrer sur la suite.
“Je sens aussi que je suis en train de changer profondément. Je deviens par exemple plus douce, plus ouverte.”
Yaya Bey
Vous allez bientôt repartir en tournée pour “Do It Afraid”. Quelle est l’énergie que vous voulez apporter sur scène avec cet album ? Quelle est la chanson que vous avez le plus hâte de chanter ?
Yaya : Je travaille encore dessus. Je pense beaucoup à la tournée. Je commence d’abord par les États-Unis en septembre, et vers février-mars, je viendrai en Europe. Cet album est vraiment différent des précédents. Pour ces derniers, je savais déjà bien à l’avance ce que j’allais faire sur scène pendant tout le show. Alors qu’avec cet album, j’y vais vraiment étape par étape. Je vois un peu ce que je vais faire au dernier moment, y compris avec les clips. Pour Raisins, la vidéo s’est finalisée à la dernière minute, car de nouvelles idées me sont venues d’un seul coup. Je sens aussi que je suis en train de changer profondément. Je deviens par exemple plus douce, plus ouverte. C’est un processus assez vulnérable et une fois que j’aurais passé le plus dur, j’espère pouvoir le traduire sur scène. J’ai ressenti un peu ça à mon show à Londres il y a quelques jours. J’ai une relation tumultueuse avec cette ville, mais ce voyage s’est mieux passé que la dernière fois où j’étais venue en Angleterre. J’étais donc sur scène moins en colère et plus ouverte. J’espère transmettre cette même énergie lors de mes prochains shows. J’ai fini par comprendre que la tournée était vraiment un moment particulier après la sortie d’un album et je veux que ça se passe différemment cette fois. J’ai fait par exemple l’erreur après la sortie de “Ten Fold” en 2024 de partir en tournée quelques semaines après, mais les gens n’avaient clairement pas eu le temps de le “digérer”. Mon nouvel album est sorti il y a déjà quelques mois, donc je pense que cette fois-ci le public aura eu le temps de l’écouter et il y aura plus de gratitude et de patience de mon côté comme de celui du public. Mais on verra bien ce qui va se passer.
Exaktly : J’ai pu le constater moi-même lors de son show à Londres. Lorsqu’elle a annoncé qu’elle allait chanter Dream girl, les gens ont commencé tout de suite à manifester leur joie et même leur excitation. Cela voulait dire qu’ils avaient eu le temps de l’écouter, de la “digérer”, de connaître les paroles alors que la chanson était à peine sortie un mois plus tôt. C’était vraiment beau de voir ça et prometteur pour la suite.
Propos recueillis par Emma Ragot à Paris le 23 mai 2025.
Photo d’ouverture © Cody Lidtke