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Interviews / 26.10.2019

Van Morrison parle de “Three Chords & The Truth” avec Leo Green

C’est davantage une discussion qu’une interview classique avec questions et réponses. Face à face, deux musiciens assis chacun dans un fauteuil, avec quelques notes en main : à droite de l’écran, Van Morrison, né à Belfast en 1945, en tournée quasiment permanente et auteur d’un superbe nouvel album, “Three Chords & The Truth”, sorti ce 25 octobre ; à gauche, Leo Green, né en 1972 et fils du saxophoniste britannique Benny Green. Saxophoniste professionnel lui-même, Leo est également producteur, homme de radio et… ancien membre du groupe de Van Morrison. 

À l’évidence, les deux hommes s’apprécient et parlent le même langage ; le climat de l’entretien est détendu ; son contenu est précieux, mais parfois délicat à suivre (accents, références, divers allers-et-retours dans les échanges, etc). Il n’est jamais facile de retranscrire la spontanéité d’une parole orale. Voici pourtant l’essentiel d’un entretien qui, à l’écran, dure près d’un quart d’heure et qui a été réalisé à une date certes récente mais encore indéterminée. 

Verbatim 

Leo Green : Vous avez un nouvel album qui sort en octobre. Combien y a-t-il de chansons dessus ? 
Van Morrison : Quatorze. 

Ces quatorze chansons sont des chansons que vous avez écrites l’année dernière ou bien… ? 
Certaines sont plus anciennes. De ces deux dernières années. Une a été écrite il y a un moment, Fame will eat the soul. C’était une démo, je n’aimais pas l’arrangement, donc je l’ai refaite. L’une a des paroles écrites par Don Black [parolier britannique né en 1938]If we wait for mountains. J’ai fait la musique. C’est assez récent. 

Est-ce que vous aimez encore enregistrer des albums ? Est-ce que vous appréciez encore ce processus ? 
Cette fois, c’était mieux. Je vais vous dire pourquoi : j’ai comme un set up à Cardiff, avec piano, basse, batterie et un organiste. Et ils jouent ensemble, donc si je ne suis pas là-bas, ils jouent avec un autre groupe. Ça marche en studio parce que ce n’est pas comme si vous aviez quatre personnes qui ne se connaissent pas, qui n’écouteraient pas le chanteur. Non, ça marche et on a fait six titres ensemble. Et l’autre line-up était à Las Vegas, j’ai pris certains types avec qui j’ai travaillé par le passé. Et puis, j’ai mon groupe habituel. Et puis aussi John Allair à l’orgue, Bobby de retour à la batterie, Bobby Ruggiero. David Hayes à la basse. Certains de ces types ont joué sur ce que certains appellent mes albums classiques. Comme John Allair. Il peut me lire. Donc ça fait des différences. 

Concernant le sequencing, comment faîtes-vous ça ? 
Oh, c’est entre moi et Jim Stern. Il a fait beaucoup d’albums au cours des années. C’était un choix délibéré de travailler avec lui. Parce qu’il est de la vieille école. Mais après, il a dû travailler avec un ingénieur qui est… du futur [rires]. Donc il y a un gros conflit, vous voyez ce que je veux dire. Il y a toujours un conflit parce que ces gamins qui viennent vous savez de… Bon, ils sont sympas, ils sont dans la technique et tout ça, mais comme vous dîtes, je ne pense même pas qu’ils écoutent les paroles. 

Une question de références, n’est-ce pas ?
Oui, et donc, comment pouvez-vous transférer ce que vous regardez sur un écran d’ordinateur dans la réalité ? 

Sur l’album, il y a un duo avec Bill Medley [Fame will eat the soul]
L’un de mes albums préférés est l’un de ses albums solos. Il a fait une version de Ain’t that a shame, la chanson de Fats Domino, qui est tout à fait bonne. Et il a fait d’autres trucs. Je l’ai écouté. Et les Righteous Brothers, bien sûr. 

Quand avez-vous écrite cette chanson ? Saviez-vous que ça allait devenir un duo ou bien vous l’avez écrite avec lui ?
Non, mais j’étais à Vegas, j’écoutais ses disques. Il s’est trouvé être à Vegas en même temps que moi, et j’ai dit : “Bon, essayons ça”. 

Dans votre album, on a l’impression qu’il y a des commentaires sur la politique d’aujourd’hui.
Vous parlez de Nobody in charge. C’est à propos du Brexit. Tout le monde est paresseux, et tout paraît gris. C’est vrai, non ? Tout le monde est paresseux, non ? Tout le monde sauf Nigel [Farage, l’un des fondateurs de UKIP, le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni]. Qui d’autre est là ? 

Personne ne dit rien, mais ils parlent tout le temps.
[Rires.]

Up on Broadway est l’une de mes chansons préférées. De quoi cela parle-t-il ? 
C’est de la pure fiction, mais c’est basé sur une rue à San Francisco, une grande rue, qui descend sur North beach, là où il y a City Light Books. Cela a toujours été l’une de mes [librairies] préférées. Parce qu’ils ont publié Kerouac, Burroughs et tous ces gens. Et Lawrence Ferlinghetti ; il est toujours vivant, il a cent ans. 

Vraiment ?
Oui. C’est comme une mythologie romantique. Mais c’est ma mythologie. Ce n’est pas ce que quelqu’un d’autre projette sur moi. C’est ma mythologie qui se projette sur moi [rires]

Il y a aussi Bags under my eyes [“des poches sous les yeux”].
Ça, c’est ironique. Ce n’est pas sérieux. 

Mais vous n’êtes pas supposé être ironique, vous devez être sérieux, le poète mystique, ou je ne sais quoi. 
Oh, ça, c’était le début, le décollage, une sorte de tremplin. 

Allez-vous jouer ces morceaux sur scène maintenant ? 
Je ne sais pas, je pense que je vais en mettre certaines, la plus évidente, c’est sans doute Early days, et quelques autres (1). 

Vous en avez écrites quelques-unes avec Don, n’est-ce pas ?
Quatre. Celle-là va être la troisième. Et il y en a une autre sur le prochain disque. 

Vous avez déjà pensé à faire un disque où toutes les paroles seraient écrites par d’autres, des chansons originales ?
Non. En fait, ça dépend, peut-être en co-écriture. La seule raison pour laquelle je travaille avec Don, c’est parce qu’il me lit. Il a écouté assez de mon matériel pour savoir ce que je dis. Donc, c’est comme ça que ça marche. Bon, si c’est de la co-écriture, il faudrait que ce soit autour d’un thème, je pense. J’aimerais faire un album thématique. Vous savez, à un moment ou à un autre. Un album thématique du point de vue du contenu, d’un point de vue psychologique, philosophique. 

Vous jouez avec beaucoup de musiciens d’outre-Atlantique. Comme Jay Berliner.
Lui était sur “Astral Weeks”, l’album original, et aussi sur l’enregistrement live à Hollywood Bowl. Il était sur les deux, et c’est un grand musicien. Il est complètement différent, il est comme d’une autre ère, peut-être de l’ère d’Irving Berlin. 

Du temps de l’innocence.
Oui ! Oui, donc il a une dynamique, 

Est-ce que son jeu a changé depuis qu’il a joué la première fois avec vous ?
Non. Cela s’est amélioré, en revanche. Je n’ai pas joué beaucoup lui au cours des années, mais il me semble qu’il est, vous savez, in the pocket. 

David Hayes est un autre musicien avec qui vous avez beaucoup travaillé au fil des années. Vous trouvez que c’est différent de jouer avec des musiciens américains et avec des Anglais, des Britanniques ? 
Eh bien, je pense que pour ceux qui ont joué sur beaucoup de choses ça devient une sorte d’exercice intellectuel. Ils se branchent sur le feeling de ce qui se passe. Ils ne lisent pas [la musique]. Oh, ils peuvent lire, mais ils ne le font pas, quand ils jouent. C’est comme s’ils me lisaient moi. Donc, c’est plus une connexion, une sorte de vibration. Mais vous savez, j’ai aussi joué avec des gens comme Georgie Fame. Avec le groupe actuel, aussi, c’est la même chose. Donc je ne pense pas que c’est une histoire de nationalité. Vous savez, c’est ce que c’est. 

Et John Allair.
Il est très rythmique. il a son propre style, c’est un peu comme en cachette, sournois. Il a sa propre manière. Peu de gens jouent comme ça. 

Et Bobby Ruggiero, il est avec vous en raison de son background musical ?
Oui, il est très bien. Il a travaillé avec Sam, n’est-ce pas, Sam Butera. 

Il a eu une influence importante sur vous ?
Oui, d’une autre manière. C’est un arrangeur, et tout ça. Un musicien impressionnant. Il fait partie de ces gens qui passent d’une chose à l’autre, comme ça. 

Vous travaillez déjà sur les trois prochains albums ? 
[Rires.] Oui, sur le prochain. 

Avec le même groupe ?
Je ne sais pas, je n’en suis pas là. Une partie du même groupe. 

Par le passé, vous avez utilisé de grandes sections de cordes. Avez-vous envie de revenir à ça ? Ou au big band ? 
Bon, si le son en a besoin. Je pense que je me suis écarté un peu de tout ça. Et je fais plus simple. Comme en concert : c’est bien plus simple maintenant. 

Est-ce que c’est parce que vous devez faire ces chansons live ? 
Eh bien, je ne veux pas passer pas beaucoup de temps en studio. Si vous devez utiliser des cordes ou un big band, c’est plus compliqué, il faut booker tous ces gens. Je ne veux pas passer trop de temps. Ce qui est important, fondamentalement, ce sont les chansons, les paroles et maintenir cela aussi simple que possible (2). Donc les paroles, et le message, sont là, en évidence. 

Je me suis toujours demandé si vous alliez faire un album instrumental de votre matériel. Je sais qu’il y a des morceaux instrumentaux sur vos albums, mais un album entier ?
C’est intéressant. J’aimerais faire ça, ce serait intéressant d’expérimenter ça. Oui, je pourrais le faire. 

Vous travaillez sans doute déjà sur le prochain ?
Oui ! Mais c’est ce que je veux dire, le temps que cela sorte, pour moi, je l’ai déjà vécu. Si ça sortait juste après qu’on l’ait fait, ça aurait du sens, mais maintenant, cela prend tellement de temps, pour les maisons de disques de sortir ça. Et au moment où ça sort, ils disent : « Ben, il faut que vous fassiez la promotion. » Moi, je l’ai fait, je l’ai vécu maintenant, j’en suis au prochain. Aux deux ou trois prochains projets. Et ils vous regardent de travers et ils disent : « On ne sait pas ce que vous voulez dire », ce genre de choses. 

Êtes-vous heureux avec ça ? Je veux dire autant que vous puissiez être heureux avec votre travail ?
Qu’est-ce que ça veut dire “heureux” ? 

Eh bien, ça veut dire que le travail est bien fait, que vous en êtes satisfait. 
Eh bien, autant que je peux l’être. Non, je ne suis jamais totalement heureux avec quoi que ce soit. Vous l’êtes ? La seule chose que je dis : ça aurait pu être mieux. 

Traduction : Julien Crué (avec l’aimable participation de Michel Balin). Remerciements à Yazid Manou.

1. Lors de son concert du 21 octobre 2019 à Bournemouth, Van Morrison a joué pour la première fois sur scène Early days et Three chords and the truth. Deux jours plus tard, il a ouvert son concert par Three chords and the truth et, plus tard, joué Nobody in charge.
2. En 2008, Van Morrison a sorti un album intitulé “Keep It Simple”.

interviewJulien CruéVan Morrsion