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Live reports / 08.07.2016

Van Morrison + Charles Bradley

Quelle différence ! D’un côté (et en première partie !), un homme qui n’adresse pas un mot à son public, joue quatre-vingt-dix minutes montre en main et n’autorise pas le festival à prendre des photos destinées aux journalistes et à leurs lecteurs. De l’autre, un chanteur qui ne s’absente de scène que pour changer de costumes (cousus main, comme chacun sait), répète à l’envi qu’il nous aime et, en fin de spectacle, distribue des roses et serre, longuement, quelques-uns d’entre nous dans ses bras. Il faut sans doute beaucoup aimer la musique (soul) et son époustouflante diversité pour programmer à la suite, et dans cet ordre, deux hurluberlus aussi attachants et différents que Van Morrison et Charles Bradley. Bravo et merci Montreux.

Une pensée d’abord pour celles et ceux qui assistent pour la première fois à un concert de Van Morrison. Non, chers retardataires (le show commence deux minutes avant l’heure prévue, à 19h58), vous n’avez manqué aucun « bonjour / bonsoir », ni aucune adresse conventionnelle du genre « merci d’être venus / je suis content d’être là ». Et il faudra aussi vous assoir sur toute mention de titres de chansons et sur toute présentation des musiciens (quelques « big hand for the band » feront l’affaire). Mr. Morrison ne s’embarrasse d’aucun élément de cordialité. L’avantage, c’est qu’on en a pour notre argent (places à 98 et 275 francs suisses, environ 100 et 250 euros) et que la musique occupera pleinement l’heure et demie de présence sur scène du chanteur-auteur-compositeur-guitariste-saxophoniste et harmoniciste au chapeau et lunettes noirs. Et quelle musique ! Superlative, grâce notamment à la magnifique sonorisation de l’auditorium Stravinsky. Même si l’Irlandais du Nord, on l’a compris, n’en fait visiblement qu’à sa tête (de cochon – il est grumpy, c’est-à-dire ronchon, disent les Britanniques), il entame son show sur une tonalité jazzy bien de circonstance : Moondance, puis Close enough for jazz, un quasi-instrumental swing mené par le saxophone du leader. Le contrebassiste joue en acoustique sur The way young lovers do, tiré d’“Astral Weeks” (1968, Warner Bros. Avec Richard Davis et Connie Kay à la rythmique à l’époque). À ce moment-là, Mr. Morrison semble gêné par quelque chat dans la gorge. Du coup (?), il ne force pas trop sa voix, mais la module admirablement. À la manière d’un saxophoniste, dit-on, quand on se rappelle qu’il n’est pas qu’un blues shouter. Mais justement, voici Baby please don’t go / Don’t start crying now : est-ce à ce moment-là qu’il cite Big Joe Turner et ses tubes pré-rock’n’roll (Shake, rattle and roll et Flip flop and fly) ? Ou est-ce au milieu de Think twice before you go (John Lee Hooker) ? Je ne sais plus. Ça va vite. Van “The Man” pioche dans son immense répertoire et indique d’un mot, à son groupe, la chanson qui suit. Religion (Whenever God shines his light on me, By his grace), philosophie (Enlightenment), amour (Someone like you, Have I told you lately) et sexe (In the afternoon). Y a de quoi faire. Et le temps est compté. Place aux tours de force, aux show stoppers. Help me, de Sonny Boy Williamson (déjà présent sur le live “It’s Too Late To Stop Now”, réédité il y a peu en version De Luxe par Legacy) ; In the garden (et sa formule fameuse No guru, no method, no teacher) ; et un ultime retour à “Astral Weeks” avec Ballerina en rappel. Ni Gloria, ni Brown eyed girl, donc. Qui s’en plaindra, en dehors des ronchons ? Mais pas non plus d’extrait du prochain album, son trente-sixième en studio. Annoncé pour le 30 septembre chez Caroline-Universal Music, il s’appellera “Keep Me Singing” et comprendra douze titres originaux et une reprise de Bobby “Blue” Bland. Si ce disque est aussi beau que ce concert à Montreux, il nous fera encore une fois oublier toutes la distance que Sir Van Morrison continue à mettre entre lui et nous, ses fans des premiers et derniers jours. Keep singing.

 


Charles Bradley © Lionel Flusin

 

Van Morrison et celui qui lui succède ce soir sur scène n’ont pas beaucoup de différence d’âge. Bientôt 71 ans pour le premier, 67 pour Charles Bradley. Mais bien entendu, plus d’un océan les sépare. Précocité et longévité exceptionnelles pour l’un, carrière et reconnaissance ultra-tardives pour l’autre. Bradley le New-Yorkais n’en revient toujours pas. Le voici encore débordé d’émotions et débordant de générosité. Deux ans après un premier passage à Montreux, il est de retour, sur la grande scène, en compagnie des formidables Extraordinaries. Passons sur le niveau sonore, bien trop élevé, et apprécions l’artiste. Cape bleu roi, veston blanc immaculé, chemise plaquée or : l’homme possède de vrais talents de couturier. C’est à sa mère, sans doute, qu’il doit ce goût pour les aiguilles et les tissus. Et c’est son souvenir qu’il ne cesse d’évoquer, sur scène comme dans le film bouleversant “Soul Of America”. « Chérissez votre maman, demandez-lui pardon si vous avez fait quelque chose de mal ! », répète-t-il (ad nauseam ?). À coup sûr, cela correspond à une histoire personnelle, mais ne peut-on aussi y voir l’héritage des chanteurs de gospel afro-américain qui ont multiplié les chansons dédiées à leurs génitrices ? Une expressivité à mille lieux du silence artistique observé par le Nord-Irlandais Morrison lors du décès récent de sa propre mère, Violet, à Belfast, dans sa quatre-vingt-dixième année. Charles Bradley dit tout, haut et fort. Ses hauts et ses bas, et ses changements à travers sa bouleversante relecture sans cesse réactualisée du Changes de Black Sabbath. Bradley ne montre pas de signes de faiblesse, il continue de crier sa peine de voir le monde déchiré par les bombes et la violence et ne regarde toujours pas sa montre quand vient l’heure de rallumer les lumières de la salle. Certains s’en vont déjà qu’il continue d’embrasser les admirateurs massés au premier rang. L"“aigle hurlant de la soul” est un seigneur. À son tour, il a mis le feu aux bords du lac Léman. En cinquante ans de festival de jazz, celui-ci en a vu d’autres ; mais ce matin, il ondule encore sous les coups de gorge de cet artiste et de cet homme admirable.

Julien Crué

 


Charles Bradley © Lionel Flusin

 


Charles Bradley © Lionel Flusin