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Live reports / 05.06.2019

The Sun Râ Arkestra, New Morning, Paris

15 mai 2019.

Décriée, voire méprisée, du vivant de son créateur, la musique de Sun Ra n’a cessé de gagner en popularité depuis le décès de celui-ci en 1993, et particulièrement ces dernières années. Hommages (par exemple celui de l’excellent Thomas de Pourquery), rééditions et même inédits – alors que la discographie officielle est pléthorique – se multiplient, et c’est un New Morning plein à craquer, avec de nombreux spectateurs qui n’étaient pas nés lorsque Sun Ra a quitté son enveloppe corporelle, qui attend la dernière mouture de l’Arkestra. Emmené par l’historique Marshall Allen – 95 ans dix jours après le concert, membre du groupe depuis 1958, débuts discographiques en 1949, à l’occasion d’une tournée européenne avec James Moody ! –, l’ensemble est essentiellement composé de membres tardifs de l’Arkestra (le joueur de cor Vincent Chancey, arrivé en 1976, le tromboniste Emmet Mc Donald, arrivé à la fin des années 1970,  le saxophonistes Knoel Scott, arrivé en 1979, le contrebassiste Tyler Mitchell, arrivé en 1985, le percussionniste Elson Nascimento, arrivé en 1988) mêlés à quelques vétérans historiques (outre Allen, le saxophoniste Danny Ray Thompson, arrivé en 1967) et à des musiciens arrivés après la disparition physique du leader in absentia (Cecil Brooks à la trompette, James Stewart au saxophone, George Burton au piano, Wayne Anthony Smith à la batterie et la chanteuse Tara Middleton). 

Loin de la réputation désordonnée qu’il traîne abusivement – Sun Ra a d’ailleurs toujours rejeté l’étiquette de free jazz pour décrire sa musique –, c’est à l’heure pile et en ordre de bataille que l’orchestre débarque sur la scène du New Morning (un peu étroite pour les douze instrumentistes) avant qu’Allen ouvre le concert par quelques notes d’un étonnant saxo-synthétiseur qu’il utilisera ponctuellement pendant le concert. Sans surprise, les musiciens portent les costumes colorés et spectaculaires qui ont longtemps été la marque de fabrique de Sun Ra, mais cette référence vestimentaire est, avec deux promenades dans le public d’une partie des cuivres, les seules concessions folkloriques de la soirée. Car il ne s’agit pas ici d’un “tribute” – le nom de Sun Ra sera à peine prononcé ! –, mais d’un orchestre vivant, qui joue régulièrement et a pour mission de garder vivante la musique et l’esprit de son fondateur. De fait, l’ensemble, qui joue une setlist différente chaque soir, ne se contente pas de réciter les titres les plus connus et plonge occasionnellement dans les profondeurs du très riche catalogue enregistré de Sun Ra. Quelques classiques, comme We travel the spaceways ou Space is the place, sont au programme – mais pas tous : pas d’Enlightment, par exemple –, aux côtés de faces plus obscures comme le magnifique Dorothy’s dance, une composition de Phil Cohran issue de l’album “Holiday For Soul Dance”. 

Si le groupe est formé de solistes de haut niveau – mention particulière au tromboniste Emmet McDonald, constamment inventif –, c’est vraiment la cohésion de l’ensemble qui impressionne (quels arrangements !) et son jeu magistral de tension-détente, capable de passer en un instant du chaos (apparent évidemment) à une rigueur rythmique digne d’Ellington. Debout la plupart du temps, Allen dirige l’ensemble de la voix et du geste et s’offre quelques solos débraillés dans son registre habituel, n’ayant peur ni des aigus ni des dissonances. S’il est parfois inquiétant d’aller écouter nos héros après un certain âge, Allen semble avoir à peu de chose près renoncé à vieillir et joue avec une intensité qui n’a rien à envier à ses enregistrements des années 1960 ! Seule sa voix chevrotante lorsqu’il tente ponctuellement de chanter vient trahir les décennies passées… 

Après une première partie très brillante et un entracte que les musiciens ont consacré à se promener dans le public (même Allen !) et à faire marcher la table de merchandising, le second set passe encore au degré supérieur. Il s’ouvre sur une version à rallonge du très complexe Angels and demons at play – une composition de Marshall Allen, d’ailleurs, avec Ronnie Boykins –, propulsée par des percussions jouées par la quasi-totalité de la section de cuivres, qui s’enchaîne avec un blues “à la Basie”, le standard Sometimes I’m happy, joué totalement straight, occasion pour Tara Middleton de briller particulièrement malgré une sonorisation qui ne la met pas en valeur, et prétexte à des solos d’une bonne partie des musiciens. La salle exulte quand retentissent les premières notes de Space is the place, là aussi dans une version à rallonge reprise à pleine voix par le public. Pas de rappel, mais Marshall Allen s’attarde sur scène sous les acclamations de fans qui ont l’âge, pour certains, d’être ses arrière petits-enfants, le temps de rapper quelques phrases du Hit that jive, Jack de Nat King Cole : « Going downtown to see a man and I ain’t got time to shake your hand »… Il est difficile d’imaginer ce que deviendra l’Arkestra quand Marshall Allen ne sera plus là pour le diriger, mais il ne fait aucun doute que l’esprit et la musique de Sun Ra sont là pour longtemps ! 

Texte : Frédéric Adrian
Photo © DR

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