;
Live reports / 09.12.2013

The Beautiful Swamp Blues Festival

Depuis dix ans, avec le Beautiful Swamp Blues Festival, Dominique Floch a mis Calais sur la carte du blues. À la fin novembre, des amateurs toujours plus nombreux convergent vers le riant port du 6-2, rejoignant les Calaisiens qui ont déjà pu profiter des concerts préliminaires et gratuits du "off" (cette année Naomi Shelton & The Gospel Queens, Backstage, Wild Boogie Combo, les Blues Eaters et quelques autres).


La grande salle du Centre culturel Gérard-Philipe © AJ
 

Toujours aménagée façon club (petites tables et bougies), la salle est prise d'assaut dès l'ouverture des portes. Pour patienter, en ouverture et à chaque changement de plateau, le duo Hobo Blues s'active dans un coin. Ce qui semblait sympa au début, s'avère à la longue (9 passages de 30 minutes sur trois jours) un brin agaçant (voix crispante et ambiance de kermesse) et donne envie de passer les entractes dans le hall…


Hobo Blues © AJ
 

La mèche est allumée par The Excitements, une formation barcelonaise cuivrée qui s'inscrit délibérément dans le mouvement soul revival. Des sortes de Dap-Kings ibériques ! Costards impeccables, mise en place parfaite, mine sévère, ils en imposent dès le premier instrumental. Mais nous les regardons fort peu dès que déboule Koko-Jean Davis, une petite bombe en mini robe qui va se dépenser sans compter. La voix, le répertoire (original pourtant) et le jeu de scène, tout rappelle la Tina Turner de la grande époque. Elle en a étudié les chorégraphies et celles des Ikettes et les restitue avec une ardeur incroyable. Et quand on commence à saturer devant tant d'énergie dépensée, une ballade bien sentie (I've bet and I've lost again) permet d'apprécier de véritables qualités vocales. La découverte d'un vrai tempérament (qui devra se personnaliser) et d'un formidable orchestre (qu'on aimerait plus souriant).


The Excitements © CM


Koko-Jean Davis © AJ
 

Relativement connu en France depuis que Flyin' Saucers Gumbo Special l'a fait tourner en 2011, Sugaray Rayford est en passe d'accéder au statut de vedette. Il fait maintenant partie des Mannish Boys et son second album est paru sur Delta Groove. Mais c'est surtout sa voix et son charisme qui le destinent à un rôle de premier plan sur la scène soul blues. Pour sa venue à Calais, il n'a pas lésiné : neuf musiciens – une partie des cuivres d'Amy Winehouse, nous dit-on – et une choriste.


Sugaray n'es pas venu tout seul… © AJ
 

Lui aussi met immédiatement le paquet, ce malabar rigolard arpente la scène à grands pas et prend le public à bras le corps. La voix est ample, forte, fait parfois penser à O.V. Wright. Il sollicite et stimule sans arrêt ses musiciens qui ne demandent que ça. Notamment Leo Dombecki, le clavier aussi bon à l'orgue qu'au piano et qui s'avère excellent saxophoniste alto. Une séquence acoustique avec le seul soutien des guitares de Gino Matteo et Ralph Carter (le bassiste) révèle que l'entertainer est aussi capable de distiller une émotion vraie quand il évoque sa grand-mère. On n'a pas fini de parler de Sugaray !


Sugaray Rayfield avec Gino Matteo © CM
 

Chaque année on se demande ce que va nous réserver le Chicago Blues Festival, cette tournée qui nous a souvent apporté de bonnes surprises et quelques déconvenues. Cette fois, sur le papier, l'affiche était prometteuse avec la première venue de Linsey Alexander après un album remarquée sur Delmark. Pourtant, ça commence mollement avec Fabrizio "Breezy" Rodio, un chanteur-guitariste sans rien de remarquable (inodore, incolore…) au chant ou à la guitare. Il appelle bientôt Harmonica Hinds, et là, on va commencer à se faire du souci.


Harmonica Hinds © AJ
 

Aucune présence scénique, un vocal anémique et un jeu d'harmonica approximatif, on prend notre mal en patience pour celui qu'on annonce comme la "star of the show". L'espoir suscité par une sonorité de guitare plus affirmée, plus personnelle va vite tourner court. Linsey Alexander reprend sans conviction Long distance call de Muddy ou I'm moving. Il enlève ses lunettes, semble avoir des problèmes oculaires.


Linsey Alexander © CM
 

Au bout de quatre titres, il laisse le micro à Nelly "Tiger" Travis qui y va des sempiternels Wang dang doodle ou Let the good times roll, voudrait que la salle se lève, frappe dans ses mains et reprenne en cœur… Pendant ce temps, Alexander, après avoir vainement testé divers cordons et jacks, s'est s'éclipsé. Le malheureux "Breezy" Rodio rame, essaie de reprendre l'affaire et finit par céder le micro au bassiste pour un mal-à-propos What a wonderful world qui évoque plus le croassement d'une grenouille que Louis Armstrong. Et c'est sur cette note navrante que s'achève le Chicago Blues Festival 2014 dont on espère qu'il saura se ressaisir très vite (1).


Nelly "Tiger" Travis avec Fabrizio "Breezy" Rodio © AJ
 

Passé l'épisode Hobo Blues, la deuxième soirée commence avec Awek, le groupe toulousain dont j'ai déjà tellement dit du bien que je ne vois pas ce que je vais écrire de nouveau. Et pourtant, ils m'ont encore une fois épaté. Je pense d'ailleurs qu'ils étaient ce soir à leur meilleur niveau.


Awek : Stéphane Bertolino, Bernard Sellam, Joël Ferron. Caché Olivier Trebel  © CM
 

Il y a peu de musiciens qui savent comme Bernard Sellam à la guitare ou Stéphane Bertolino enfiler chorus sur chorus, avec une telle créativité et un tel sens de la tension. Cette stimulation, ce dépassement est alimenté par la pulsion infaillible que Joël Ferron à la basse et Olivier Trebel aux drums entretiennent sciemment. Awek s'inscrit dans le sillage des meilleurs groupes texano-californiens qui font du swing leur moteur. Sellam est en outre un bon chanteur et il sait présenter avec humour un répertoire essentiellement personnel, même quand il lorgne Jimmy Reed ou Chuck Berry.


Bernard Sellam à la guitare, Stéphane Bertolino à l'harmo © CM
 

Steve Freund est un garçon discret qui est longtemps resté dans l'ombre de bluesmen "historiques" avant de graver quelques albums sur Delmark et tout récemment sur son propre label. C'était donc une bonne idée de le faire venir, accompagné par le groupe de musiciens qu'on a l'habitude de voir avec des Américains en tournée (notamment Eddie C. Campbell). De prime abord, sa musique semble manquer de relief (surtout après Awek) d'autant qu'il ne fait pas beaucoup d'efforts pour capter l'attention. Pourtant, peu à peu, on entre dans son jeu, dans son univers respectueux de la tradition. Si l'on est un peu désorienté au départ, c'est que Steve Freund est un des rares musiciens à se réclamer d'un blues "classique" qu'il fait revivre à travers des reprises de Big Bill Broonzy, T-Bone Walker, Cleanhead Vinson, Detroit Jr et même Blind Lemon Jefferson (Easy rider blues). Une compo comme I'll be your mule ne dépareille pas l'ensemble. Une belle prestation au final, qui aurait mérité un accompagnement un peu plus inspiré, notamment de la part du pianiste qu'on surnommera "Right Hand" (parce que c'est la seule main dont il joue !).


Steve Freund © CM
 

Avec la Golden State Lone Star Blues Revue se concrétise le rêve de beaucoup d'amateurs : voir réunis sur scène quelques-uns des héros de la scène texane (d'où le nom), mais aussi californienne. Tous ces protagonistes ont un passé prestigieux au sein de formations et/ou individuellement. A la section rythmique, Wes Starr (ex-Rocket) et R.W. Grigsby (ex-Mike Morgan), respectivement batteur et bassiste, se connaissent depuis le lycée.


Charlie Baty, Anson Funderburgh, Mark Hummel © AJ


Mark Hummel © AJ
 

Sur le devant de la scène : Mark Hummel (pilier de la scène san-franciscaine depuis les Blues Survivors) à l'harmonica et au chant, et, aux guitares, Little Charlie Baty (séparé des Nightcats) et Anson Funderburgh (le Texan orphelin de Sam Myers). Visiblement, ils se connaissent, s'apprécient et, surtout, partagent les mêmes valeurs musicales. Ils sont aujourd'hui les héritiers d'un patrimoine qu'ils honorent. Ça passe par Howlin' Wolf, Sonny Boy Williamson, Freddie King (belle version de The sumble), Little Walter (Hummel en verve sur Got to go). Il y a aussi la séquence swamp avec Slim Harpo et Lazy Lester au programme et le coup de chapeau indispensable à T-Bone Walker (The hustle is on, Blues is a feeling). On ne sait pas qui il faut applaudir le plus fort, de Funderburgh qui privilégie la forme ou de Baty qui s'attache plus au fond. Qu'importe, tous deux sont admirables d'invention et d'implication tout au long du set.


Anson Funderburgh (en haut), Charlie Baty (en bas) © CM
 

Le dimanche, le concert commence une heure plus tôt, à 18 heures, mais le public se presse aux portes bien avant pour occuper les meilleures places (il n'y a pourtant pas de problème de vision grâce à deux écrans géants).

Si l'on voulait faire dans le culturellement correct, on aurait parlé de "résidence" et de "création" pour qualifier la collaboration de Cisco Herzhaft et Philippe Ménard, qui ont eu trois jours pour mettre au point leur prestation commune. On ne peut d'ailleurs pas dire que le résultat fut à la hauteur des préliminaires. On a assisté en fait à un set où l'un accompagnait l'autre (et vice versa !) quand ils n'étaient pas en solo. Chacun y allant de ses propres routines et favorisant son propre mode d'expression. S'ils ont un langage commun, le blues, ils le parlent avec un accent bien différent. Philippe, adepte du "one man band", m'a parfois semblé être phagocyté par Cisco qui avait l'avantage d'être accompagné de son groupe. Il y eut heureusement de bons moments : au début avec une version vraiment partagée de John The Conqueror et, à la fin, quand ils invitèrent Dominique Floch à les rejoindre. Son harmonica, à son meilleur niveau, apportait à l'ensemble une cohésion bienvenue. Et la standing ovation finale s'adressait bien au créateur de ce beautiful festival qui a pris sa retraite l'été dernier, non sans avoir concocté l'affiche de cette dixième édition.


Cisco Herzhaft (veste blanche) et Philippe Ménard © AJ
 

L'œuvre de Dominique Floch fut encore saluée par le MC qui annonça également que, en dépit des rumeurs, le festival continuerait bien l'an prochain. Reste à souhaiter qu'il soit piloté par un programmateur capable de composer une affiche dans l'esprit de celles qu'on a connues : équilibrées, originales et témoignant d'une vraie appétence pour le blues authentique. Soyons donc confiants, surtout si l'expertise de Dominique est sollicitée.


Dominique Floch, presqu'aussi bon harmoniciste que programmateur ! © AJ
 

Imaginez un harmoniciste néerlandais, un bassiste germano-turc, un batteur belge (flamand) et un guitariste américain. Réunis, ils nous ont offert sans doute la meilleure prestation du festival (pourtant de haut niveau). Nommons-les : Big Pete (Peiter van der Pluijm pour l'état-civil), Erkan Özdemir, Willy Maze et Alex Schultz. Le premier est jeune, et aussi remarquable à l'harmonica qu'au chant avec des réminiscences bienvenues de Junior Wells, et un falsetto remarquable (sommet d'intensité atteint avec Come on in this house).


Big Pete © CM
 

Il a l'humilité de s'effacer pour trois titres, laissant le champ libre à Alex Schultz qui a déjà magnifiquement répondu à toutes les sollicitations de Big Pete. Livré à lui-même, les titres qu'il interprète traduisent sa frustration de ne pas chanter, il choisit en effet des thèmes comme Rainy nights in Georgia (Tony Joe White) ou Sunny (Bobby Hebb), restant toujours au plus près de la mélodie qu'il transcende véritablement. L'influence du jeu de Cornell Dupree est manifeste, mais il sait la dépasser. Avec humour, il pimente son discours de citations de Sergent Pepper ou du thème de James Bond.


Alex Schultz © AJ
 

Schultz comme Big Pete n'auraient pu se montrer aussi inspirés sans le soutien d'une rythmique exemplaire. Ce qui fut le cas avec notamment Willy Maze, un batteur trop rare (souvenez-vous des Electric Kings, de Tee, Big Dave, etc.) à la pulsation stimulante, au drive irrésistible. Un grand moment !


Alex Schutlz (en haut). Erkan Özdemir, Willy Maze et Big Pete pendant les balances © CM
 

James Harman avait été salué par nombre de ses prédécesseurs sur la scène du Centre Culturel Gérard-Philipe, témoignage de l'aura dont il bénéficie. Nous l'avions vu à La Charité en août dernier en petite forme vocale, c'était donc un soulagement et un plaisir de le retrouver en pleine possession de moyens vocaux bien supérieurs à la moyenne. Il habite ce qu'il chante avec conviction et, surtout, une puissance naturelle qui évoque par moments Big Joe Turner. Il reste un maître à l'harmonica, même s'il n'a jamais forcé son talent.


James Harman © AJ
 

Enjoué, esquissant un pas de danse, il savoure l'instant présent et apprécie visiblement l'accompagnement des Frenchies qui l'accompagnent. Le guitariste et le pianiste sont sollicités dans chaque titre, ce qui ne pose aucun problème à Anthony Stelmaszack et Julien Brunetaud, toujours prêts à échafauder les solos les plus impressionnants. Comme il a coutume de le faire, Harman abandonne par moments la scène à ses jeunes camarades de tournée, occasions pour Anthony et Julien d'enfoncer un peu plus le clou de leur talent, avec un soutien sans faille de Fabrice Bessouat et Thibaut Chopin.


Julien Brunetaud (pianot), Anthony Stelmaszak (guitare) © AJ
 

C'est sur cette superbe coda que s'achevait une dixième édition riche en émotions. Elle avait réuni la fine fleur des harmonicistes et des guitaristes en activité – mais pas forcément les plus exposés. Tout comme les meilleurs batteurs de la bluesosphère qui s'étaient aussi donnés rendez-vous à Calais.
Pourvou que ça doure !

 

Texte Jacques Périn – Photos Alain Jacquet et Christian Mariette

 

(1) On nous signale d'autres concerts du Chicago Blues Festival qui n'ont pas connu les mêmes faiblesses, comme celui de Dijon-Talant auquel assista Éric Doidy (un témoin digne de confiance !).