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Brèves / 22.01.2018

Terry Evans, une voix pour l’éternité

Certaines disparitions touchent plus que d’autres. Terry Evans, qui vient de s’éteindre le 20 janvier 2018 à quatre-vingts ans, touchait par la magie de sa voix, par la grâce et la foi qui l’animaient, par la sagesse et l’humilité qui guidaient ses propos. Sa discrétion et sa bienveillance envers les autres l’ont sans doute privé d’une carrière plus significative sous son nom mais il ne connaissait pas l’aigreur. J’ai eu le privilège d’écouter ses disques, de le voir quelques fois sur scène, et surtout de le rencontrer longuement en octobre 2011 avant un concert à l’Eden District Blues à Oraison (04), en vue d’un article paru dans le numéro 205 de Soul Bag. Et comme Terry Evans parlait aussi bien qu’il chantait, l’hommage qui suit contient plusieurs extraits de cet entretien.

Terry Evans voit le jour le 14 août 1937 (même s’il citait 1939) à Vicksburg, Mississippi, dans une famille assez peu concernée par la musique : « Mon père conduisait des camions et ma mère était femme de ménage. En revanche, ma grand-mère, mes tantes et mes oncles étaient plus proches de la musique. Ainsi, un de mes oncles chantait à l'église, du gospel et des negro spirituals très rythmés. Je l'ai beaucoup écouté et regardé, et bien sûr j'en ai tiré une part de mon inspiration. Quant à ma grand-mère et mes tantes, elles chantaient dans des chœurs à l'église, une autre très bonne expérience. Tout cela explique pourquoi j'ai également commencé à chanter à l'église, dans un chœur quand j'étais encore écolier, à l'âge de huit ans. » Parallèlement, il étudie, se distingue en sport (basket-ball et football américain), cueille le coton…

 

 

Chanter et jouer le blues n’est toutefois pas très bien vu dans son entourage, et sa vocation va s’initier au contact de différents styles, y compris la country ! « Mais j'apprécie également le jazz, Miles Davis par exemple, car j'estime qu'il existe une relation étroite entre le blues et le jazz, ce sont deux styles très proches. Le blues est une magnifique forme d'art musical, beaucoup pensent qu'il est lié aux temps difficiles, à la souffrance. Mais c'est faux, car ceux qui viennent me voir chanter du blues y trouvent en quelque sorte un stimulant. Il ne s'agit pas d'une musique triste car les gens adorent vraiment ça. Mais parfois, certaines personnes ne comprennent pas cela et il faut donc leur expliquer… » Evans s’oriente toutefois d’abord vers le R&B et la soul dans les années 1950, et intègre les Knights, un groupe de doo-wop, puis les Red Tops, au sein desquels apparaissent parfois Sonny Boy Williamson II, et tourne même un peu dans le Delta.

Sa carrière naissante prend un virage décisif en 1961, quand il décide de s’installe en Californie : « Je suis venu sur la côte ouest car j'avais entendu dire qu'il y faisait très beau, que Los Angeles était une très belle ville, que la scène musicale était en plein essor, sans parler bien sûr de l'industrie cinématographique… J'ai donc pensé que Los Angeles serait un bon endroit pour moi. J'aurais certes pu aller à Chicago, mais sans pouvoir l'expliquer, j'ai senti que ce n'était pas pour moi, que je ne m'y sentirais pas bien… Ceci dit, partir m’installer en Californie ne fut pas facile car j’étais jeune et je ne connaissais personne. » Pourtant, en pleine lutte pour les droits civiques, Los Angeles n’est pas épargnée par les émeutes raciales, notamment celle d’août 1965 qui fait trente-quatre morts. « Je chantais à Charlotte en Caroline du Nord, je n'étais donc pas physiquement sur place. Quand je suis rentré je suis allé voir bien sûr, et j'ai trouvé un champ de ruines, c'était choquant (…). J'ai participé au mouvement pour les droits civiques musicalement. C'est une démarche et une participation d'ordre philosophique, j'ai écrit des chansons dans cet esprit, la première étant Live and let live, qui sera également plus tard le titre de mon premier disque avec Bobby King. Je vis et je te laisse vivre… Car nous devons vivre tous ensemble. Voici comment j'ai contribué au mouvement. »

 

 

 

Sa carrière démarre réellement durant la décennie suivante après sa rencontre avec le chanteur Bobby King, et bien sûr avec Ry Cooder dont il devient choriste. Sa palette vocale très étendue (basse, baryton et ténor) lui permet d’établir sa réputation, et il figure rapidement parmi les chanteurs les plus demandés de la région. Outre deux albums avec Cooder, “Chicken Skin Music” et le live “Show Time”, il apparaît aux côtés de Maria Muldaur et Bozz Scaggs. Plus tard, en 1986, il se fait encore mieux connaître sur la bande originale du film Crossroads de Walter Hill, avec notamment son “hymne” Down in Mississippi… Puis vient le temps à partir de 1988 de ses albums avec Bobby King (“Live And let Live!” et “Rhythm, Blues, Soul & Grooves”, et d’un premier sous son nom en 1994, “Blues For Thought”, produit par Ry Cooder qu’il apprécia toujours : « Ce fut une chance d'enregistrer avec Ry Cooder durant ces années (…). Nous sommes toujours proches. Pour ce qui est de travailler avec lui, Ry est quelqu'un au caractère bien trempé, il sait ce qu'il veut mais c'est un bon type. »

En “s’émancipant” ainsi, Terry Evans se révèle également en tant que compositeur : « Les origines de mon inspiration pour l'écriture des chansons sont difficiles à définir car elles sont en réalité très variées. Peut-être est-ce carrément cosmique, je ne sais pas, vraiment tout ce qui m'entoure exerce une influence, mais ce n'est pas spécialement original… On peut trouver plein d'éléments autour de soi, on peut être influencé par tout cela, mais cela ne suffit pas nécessairement pour en faire une chanson, En fait, pour ce qui me concerne, je crois que c'est aussi et peut-être même surtout mon cœur qui parle, toutes mes chansons proviennent du plus profond de mon cœur… » Pops Staples s’intéresse à ses textes et l’invite sur “Peace To The Neighborhood” en 1992, Evans travaillant aussi avec John Lee Hooker et Joan Armatrading. Mais sa collaboration la plus inattendue survient en 1994, quand l’entourage d’un chanteur français assez célèbre se rend à Los Angeles et engage des choristes dont Bobby King et Terry Evans en vue d’enregistrer un album. Le disque sort le 4 octobre, il s’appelle “Rough Town” et le chanteur français assez célèbre qui en est l’auteur se nomme Johnny Halliday !

 

 

 

Terry Evans signe ensuite “Puttin' It Down” (1995), “Come To The River” (1997), “Walk That Walk” (2000), “Mississippi Magic” (2001) et “Live Like A Hurricane” (2003). En 2005, il sort “Fire In The Feeling”, sans doute sa plus belle réalisation, un sommet avec un David Lindley particulièrement en verve à la slide. Mais Evans impressionne, il donne sa pleine mesure en exploitant toutes ses incroyables qualités vocales, au point de donner l’impression qu’il y a plusieurs chanteurs différents ! Il jongle ainsi avec les styles, ce qui correspond bien à l’état d’esprit qui l’habite quand on lui demande de définir sa musique : « Je fais la musique de Terry Evans (rires)… Je chante ce que je ressens, je ne catégorise pas, je ne vois pas ça sous forme de catégories. Ceux qui se placent d'un point de vue commercial créent des catégories parce qu'il faut vendre des disques et ils disent que ça c'est du blues, que ça c'est de la soul, que ça c'est du gospel. Pour ma part, j'agis juste à partir de ce que j'écris, ce que j'éprouve, et ce qui en ressort résulte de cette approche. »

 


Avec Otis Clay, Cognac 2006.

 

À partir de la fin des années 2000, il s’associe avec le néerlandais Hans Theessink pour des albums (“Visions” en 2008, “Delta Time” en 2012) qui n’atteignent pas le niveau des précédents, mais il restera crédible vocalement jusqu’à la fin. Laissons à cet immense chanteur dont l’œuvre doit être réévaluée le dernier mot, et retournons avec lui « Down in Mississippi », dans son Delta natal : « Quand on visite la région, il ne faut jamais oublier que tout s’est écrit là, il faut aller à la recherche de tout ce que représente cette culture. Et c’est facile, le blues reste présent partout là-bas. Tu passes par Clarksdale, là où sont nés John Lee Hooker et Ike Turner, puis tu vas à Dockery Farm, où a été élevé Charlie Patton… »

Daniel Léon
Photos : Cognac, 2006. © Brigitte Charvolin