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Live reports / 03.07.2014

Talant International Blues Festival

Après vingt ans de concerts, une expérience indéniable et sur la base de l’adage « l’appétit vient en mangeant », l’association Jagoblues en banlieue dijonnaise a donc franchi le pas en organisant la première édition de son festival. L’affiche était de tout premier ordre car ces deux soirées verront se succéder sur scène Bonny B., Pillac, Marquise Knox, Eugene “Hideaway” Bridges, Shemekia Copeland et Elvin Bishop, ce dernier, il importe de le rappeler, pour la première fois en France et en exclusivité européenne. Franchement, en scrutant les programmes à venir cet été, en termes de blues en France, vous voyez mieux sur le papier ? Malgré cela, et ce sera le seul bémol (il en va ainsi : s’agissant de musique, il faut toujours qu’un bémol s’invite), le public ne s’est pas totalement mobilisé, peinant à remplir la salle du complexe Marie-Thérèse Eyquem…

 


Bonny B.

 

Mais sur le plan artistique, nul ne regrettera le déplacement. D’emblée, le groupe suisse Bonny B. Band s’impose. D’origine cambodgienne mais résident fribourgeois, le leader Bonny B., qui n’est pas un B.B. de plus (et sachant que son nom de naissance est Su Pheaktra Bonnyface Chanmongkhon, il était sans doute opportun d’adopter un pseudonyme), fait preuve de présence et le « courant » passe d’autant mieux qu’il s’exprime dans un français impeccable. Et quand il chante, l’excellent anglais de ce polyglotte vient créditer une voix ample toujours bien placée. Il aime manier la cigar box, ce qui n’autorise guère que des tempos lents (dont sa composition Major key to my heart), toutefois marqués du sceau de la sincérité, mais il se révèle d’abord à l’harmonica. Son jeu riche et expressif fait appel à des références évidentes et d’ailleurs avouées comme Little Walter (Blues with a feeling), mais également à d’autres moins courantes avec une lecture originale de Crawling king snake et ses phrases qui évoquent Papa George Lightfoot. Le blues moderne du combo emprunte au Chicago blues et en particulier au West Side, ce qui permet au guitariste Ice B. (Michael, le frère de Bonny B.) de se fendre d’un solo mordant sur I’m a bluesman. Enfin, le leader touche aussi avec une composition à la mémoire de son père disparu (Father), pour lequel il est retourné au Cambodge construire une école. Même si cette musique et ses codes nous sont familiers, le groupe est soudé et il s’est passé plein de petites choses durant ce show, qui ont éveillé l’attention et contribué à en faire une entrée en matière idéale.

 


Pillac

 

Pillac lui succède, soutenu par trois cuivres qui ne sont pas là pour d’erratiques pouet pouet. D’emblée, dans une veine résolument funky, la formation assène en effet des morceaux torrides, dont le titre éponyme de son dernier CD, Nervous breakdown, et Fonk you, mais ce dernier aurait gagné en impact en étant un peu écourté. Les tempos varient peu (Givin’ it up for your love) puis le show change un peu de direction, un bon shuffle nous rappelle que Pillac sait varier les registres (I’ve had enough), avant que les cuivres ne s’effacent pour un blues lent (Life is hard). La dernière partie rappelle la première, mais je suis proche de décrocher de ce spectacle un peu décousu, d’autant que côté chant, les limites en anglais de Pillac apparaissent parfois trop. Mais il s’agit sans doute là d’une impression toute personnelle : cela fait quelque temps qu’il cherche à faire évoluer sa musique, c’est très louable, et l’enthousiasme dont il fait preuve emporte indiscutablement l’adhésion du public.

 


Marquise Knox

 

Fin 2012, nous avions remarqué en France Marquise Knox, jeune bluesman de seulement vingt et un ans étonnant de maturité, de naturel et de capacité à assimiler le blues sous toutes ces facettes. Nous l’avions alors rencontré (lire notre numéro 210), tout aussi mûr dans sa tête que dans son art, ne jurant que par un blues auquel il s’efforçait d’apporter sa touche personnelle, ce dont témoignaient d’ailleurs ses trois CD déjà enregistrés. Toutefois, en donnant une place bien modeste à son répertoire personnel, il surprend. Et, il faut bien le dire, frustre un peu. Car aux côtés d’excellentes compositions tirées de ses CD (Here I am, percutant, You better pray à la slide, les blues lents et enfiévrés Sometimes I wonder et Can a young man play the blues?), sur lesquelles sa voix puissante et sa guitare toujours prête à s’enflammer (quel son !) font merveille, il se contente d’égrener les reprises (Catfish blues, Baby what you want me to do…). Il cède surtout à une série inattendue de medleys (I’m a man/Little red rooster, Hideaway/See see rider, Busted/Night time is the right time, Johnny B. Goode/Lucille…).

 


Marquise Knox

 

Tout cela est bien ficelé avec l’appui d’une rythmique solide comprenant le batteur Michael Battle, formidable de « tension-détente », mais on le sait capable d’être plus personnel (où sont par exemple les America’s blues et autre Tears feel like rain ?). D’autant qu’en d’autres occasions, Marquise nous rappelle combien il peut captiver, et cette fois dans un registre soul blues avec de superbes lectures de Wouldn't treat a dog (The way you treated me), Drown in my own tears, enfin de I can’t stop loving you partagée avec le public. Mais pas de jugement hâtif, c’est de la super musique, Marquise Knox est un bluesman hautement spectaculaire et talentueux, indiscutablement la révélation des années 2010. Et surtout, car on a tendance à l’oublier quand on le voit, il n’a que vingt-trois ans.

 


Eugene “Hideaway” Bridges

 

Je ne saurais dire s’il s’agit de l’émotion due à la force du propos pendant le long entretien qu’il m’a accordé et qui s’est achevé quelques instants avant qu’il n’investisse la scène (au point de changer hâtivement de tenue tout en me répondant…), mais la prestation de Eugene “Hideaway” Bridges m’a proprement stupéfié. Découvert en Europe il y a une quinzaine d’années (il vit d’ailleurs depuis en Angleterre), il avait alors séduit avec sa guitare mélodieuse, son timbre limpide et soulful. Un vrai jeune premier, notre Eugene, à l’époque, élégant, le cheveu ras sous son beau chapeau… Aujourd’hui, pour reprendre le romancier Henry Bordeaux, il « ressemble plus à un croisé qu'à un moine » : de longues et fines tresses cascadent sur ses épaules, et s’il a conservé toutes ses qualités artistiques, sa musique s’enrobe d’une patine qui ajoute rudesse et profondeur. Le résultat est détonant. Entouré de musiciens anglais diablement efficaces qui ne connaissent pas le temps mort (dont le guitariste Stevie Nimmo qui en poussera même une petite avec Black cat bone), il reste à l’aise dans l’esprit soul blues qui est sa marque : Giving up on love, la ballade Farewell, my darling, A man without a home, She wants to dance with me et bien sûr A change is gonna come (sans le groupe) en attestent. On pourrait ajouter Jump the joint, comme son nom l’indique dans un style jump blues qui lui va également très bien. Mais son concert touche les sommets sur Real hero (à la Hoochie coochie man), le blues lent Walk the back streets (a cappella), et peut-être plus encore sur des shuffles qui souvent rappellent ses racines louisianaises : ainsi, Mom and daddy’s place, I’m a bluesman et Rise above it ébranlent et impressionnent tant ils débordent de vigueur, de ferveur et d’envie. Et il faudra m’expliquer pourquoi cet artiste ne bénéficie pas d’une plus large reconnaissance…

 


Shemekia Copeland

 

Nul doute que le concert remarquable de Bridges n’a pas démonté Shemekia Copeland, rompue à l’exercice de la scène qu’elle occupe mieux que jamais, avec présence et fraîcheur en évitant les excès théâtraux. Toujours accompagnée du même groupe compact porté par les fortes individualités d’Arthur Neilson à la guitare et Robin Gould aux fûts, elle décline une musique qui n’obéit pas au canevas strict du blues sans pour autant le trahir. Avec intelligence. Car en refaisant le concert avec quelques aficionados (tout comme ceux qui refont les matches de football et que nous aimons railler copieusement), nous convenons que Shemekia, avec sa voix d’exception, pourrait sans doute faire fortune en se lançant dans d’autres aventures. Mais non, le blues l’habite, elle s’en nourrit, puis elle l’adapte, le revigore, le modernise… Des chansons qui sont désormais des classiques pour elle s’enchaînent avec maestria et s’agrémentent d’arrangements particulièrement aboutis (voir seulement Has anybody seen my man et sa bataille de guitares) : Dirty water, I’m giving up you, Lemon pie, Big lovin’ woman, Ain’t gonna be your tatoo, Never going back to Memphis, It’s 2 A. M

 


Arthur Neilson

 

Son répertoire compte aussi des titres relevant du hard gospel, ainsi Somebody else’s Jesus et Stand up and testify, ce dernier, plein d’énergie et de bonne humeur communicative, semblant promis à un bel avenir. Et quand elle revient au blues proprement dit, c’est l’émotion qui prime avec Married to the blues et bien sûr l’inévitable et imparable Ghetto child, même si Shemekia, qui s’en va parcourir la salle en chantant a cappella, a fort à faire avec ses interminables talons aiguilles pour ne pas trébucher sur les gaines piégeuses qui protègent les câbles électriques… En 1999, au festival de Bishopstock en Angleterre, j’avais vu pour la première fois Shemekia Copeland et Eugene “Hideaway” Bridges, alors parfaitement inconnus mais prometteurs. Outre la coïncidence, les revoir quinze ans après sur une même scène prouve qu’ils ont brillamment confirmé.

 


Elvin Bishop

 


Ed Earley et Elvin Bishop © Florent Nogues

 


Elvin Bishop et Shemekia Copeland © Daniel Andriot

 

Pour ouvrir sa première chez nous, Elvin Bishop choisit ensuite des morceaux dans une veine plutôt traditionnelle, comme Travelin’ shoes et Hey! Ba-Ba-Re-Bop. Un début de concert toutefois marqué par les deux guitaristes qui jouent trop fort, à savoir Bishop lui-même et Bob Welsh, le second nommé s’avérant franchement assourdissant, en rythmique comme en solo… Un point qui ira heureusement en s’améliorant, d’autant que Bishop n’hésite pas à partager le chant (un secteur dans lequel il commence à donner, à 71 ans, de furtifs signes de faiblesse), d’abord avec son tromboniste Ed Earley sur Next time you see me, puis son batteur Bobby Cochran (il remettra ça sur Party till the cows come home), ce dont profite Shemekia Copeland pour revenir sur scène interpréter Black cat bone. C’est d’une belle richesse, Bishop varie beaucoup en explorant différentes voies dont la country et la musique hawaïenne toujours présente dans son jeu de slide, le groove bien funky (Juke joint jump), voire le churchy (Sure feels good). Il propose aussi du blues bien gras avec What the hell is going on, démontrant qu’il n’a rien perdu à la guitare avec un jeu incroyablement vibrant. Concluant la première édition d’un festival d’un haut niveau artistique du début à la fin. De quoi encourager l’équipe de Jagoblues à ne pas en rester là.

Daniel Léon
Sauf mention, photos © Christian Esther