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Hommages / 07.02.2022

Syl Johnson (1936-2022)

Guitariste, chanteur, auteur-compositeur, producteur, patron de label, homme d’affaires avisé… : Syl Johnson, qui vient de décéder quelques jours à peine après son frère Jimmy Johnson, était bien plus que le fournisseur de samples hip-hop qu’évoquent trop souvent les hommages posthumes.

Né à Holly Springs, dans le Mississippi, Sylvester Thompson découvre la guitare grâce à Matt Murphy, un ami de son frère Jimmy, à la fin des années 1940, il est encore adolescent quand il suit sa famille qui va s’installer à Chicago. Il ne tarde pas à se faire remarquer sur la scène blues locale et devient un habitué des studios de la ville, enregistrant notamment avec Junior Wells, Shakey Jake, Billy Boy Arnold, les Aces, Elmore James ou Jimmy Reed. Il joue dans les clubs locaux et accompagne sur scène Etta James, L.C. Cooke ou Jackie Wilson. Un peu par hasard, c’est sur Federal, une sous-marque de King, qu’il débute en 1959 sa carrière solo avec Teardrops, sur lequel il est accompagné par le groupe de Freddie King. Après plusieurs singles à retentissement limité pour Federal, il enregistre ponctuellement pour différents labels locaux : TMP-Ting Records, Special Agent Records, Zachron, Cha Cha Records. 

Si son Straight love no chaser, sur Zachron, fait un peu de bruit localement en 1966, c’est sa signature avec Twilight Records (qui devient quelques mois plus tard Twinight) l’année suivante qui lance réellement sa carrière personnelle. Il y décroche son premier tube avec Come on sock it to me, cosigné avec Jo Armstead et Jesse Anderson et enregistré aux studios Ter Mar des frères Chess, qui se classe à la douzième place du hit-parade R&B et entre même brièvement dans le Hot 100 de Billboard. Jusqu’au début des années 1970, il est l’âme du label dont il est à la fois l’artiste le plus populaire, avec une série de tubes et de classiques impeccables qui influencent largement le son soul de la ville, mais aussi le directeur musical de fait, produisant les enregistrements de différents artistes dont Nate Evans, les Radiants, les Notations…

© Numero Group

Si ses premiers succès personnels s’inscrivent dans un registre soul festif assez inoffensif, avec des chansons comme Different strokes ou Dresses too short, il opère à partir de la fin des années 1960 un virage vers des thématiques plus politiques. Parue en 1969, la déchirante Is it because I’m black connaît un beau succès commercial malgré l’audace de son texte, aussi bien côté R&B que dans le Hot 100, et est aujourd’hui encore probablement la chanson la plus connue de Johnson, d’autant qu’elle a été largement reprise (notamment par le chanteur jamaïcain Ken Boothe) et samplée. Il poursuit sur ce même thème avec Concrete reservation et l’album “Is It Because I’m Black”, mais revient vite à des sujets plus consensuels, considérant que ces prises de position sont susceptibles d’endommager son potentiel commercial.

Car si Johnson est avant tout un créateur, il est aussi un homme d’affaire avisé. Parallèlement à son contrat avec Twinight, il a monté son propre label, Shama, pour lequel il produit des figures de la scène de Chicago comme Simtec & Wylie, Lee Shot Williams ou les Deacons de son frère Jimmy, à qui il fait enregistrer une version instrumentale de son propre Sock it to me. Il travaille également pour d’autres labels, produisant Otis Clay, Garland Green ou les Drifters pour Cotillion et Atlantic, et écrivant des chansons pour Howlin’ Wolf ou Luther Ingram. 

© Numero Group

Ayant pris l’habitude de travailler à Memphis avec Willie Mitchell pour certains de ses disques, c’est assez naturellement qu’il signe au début des années 1970 avec Hi, où il reste jusqu’à la fin de la décennie, publiant quatre albums et décrochant ses principaux tubes avec Take me to the river et Back for a taste of your love. Si Johnson n’a aucun mal à se glisser dans l’univers musical de Willie Mitchell et grave quelques titres marquants – Wind, blow her back my way, Any way the wind blows… –, il y perd aussi une partie de sa personnalité musicale, d’autant que Mitchell fait souvent appel à ses auteurs maison plutôt de le laisser enregistrer ses propres chansons – il n’écrit ainsi aucun titre de son album “Diamond In The Rough”.

Le succès colossal d’Al Green, au même moment, contribue aussi à détourner l’attention de Willie Mitchell et de Hi, mettant quelque peu à l’écart les disques de Johnson comme ceux de ses autres collègues. Resté ancré dans le blues malgré son positionnement soul, les années disco ne lui sont pas bénéfiques. Après un dernier album plutôt embarrassant, “Uptown Shakedown” – marqué en particulier par un très mauvais medley de classiques d’Otis Redding –, l’aventure Hi s’arrête.

Dans la foulée, Johnson réactive son label, Shama, sur lequel il publie deux albums, “Brings Out The Blues In Me” et “Ms. Fine Brown Frame”. Repris par The Boardwalk Entertainment Co (et publié en France par Vogue), ce dernier disque lui permet de décrocher un dernier succès R&B en 1982 avec la chanson titre. Une tournée française en 1983 lui permet d’enregistrer avec Phil Guy et Cash McCall l’album “Suicide Blues”, plus orienté blues et qui paraît sur Isabel. Il publie encore un disque sur Shama en 1988, “Foxy Brown”, et se produit ponctuellement dans les clubs de Chicago, mais se consacre alors essentiellement à sa carrière extramusicale et en particulier au développement de sa chaîne de restaurants spécialisés dans le poisson, Solomon’s Fishery, qui comprend à son sommet plusieurs succursales à Chicago et dans les environs. 

Cash McCall, Phil Guy, Syl Johnson, Orange, 1983 © Brigitte Charvolin
Orange, 1983 © Brigitte Charvolin
Jimmy et Syl Johnson, Bagneux, 4 décembre 1983 © Christian Mariette
Cognac 1999 © Stéphane Colin

Comme nombre de ses collègues, il profite du blues boom des années 1990 pour faire son grand retour discographique, avec une série d’albums orientés blues pour Delmark et Antone’s (“Back In the Game” pour lequel il retrouve la Hi Rhythm Section, “Bridge To Legacy”, “Talkin’ Bout Chicago!”), qui confirment qu’il n’a rien perdu de son mordant vocal et guitaristique. Il réactive même Twinight pour un album partagé avec sa fille Syleena, “This Time Together By Father And Daughter”, et publie un autre disque personnel sur le label Hep’Me de Senator Jones. Il inaugure le nouveau millénaire avec des retrouvailles fraternelles très réussies avec Jimmy pour l’album “Two Johnsons Are Better Than One”, produit par Jon Tiven. S’il continue à se produire occasionnellement, en particulier à l’occasion de festivals comme le Ponderosa Stomp (en 2008) , Porretta (en 2012) ou le Chicago Blues Festival – il ratera hélas le rendez-vous de Cognac, où il devait partager la scène avec son frère en 2013 –, sa propre musique n’est cependant pas sa préoccupation première dans les années 1990.

Au début de la décennie, en effet, il a découvert la place qu’occupe sa musique dans l’univers hip-hop et en particulier le recours intense des rappeurs aux samples de son œuvre – Different strokes a été utilisé plus de trois cents fois depuis le milieu des années 1980 ! –, bien souvent sans qu’il soit proprement crédité et, surtout, rémunéré. C’est donc à la gestion de son catalogue, bien souvent à coup de procès, qu’il s’attache principalement, s’attirant une réputation d’homme dur en affaire, ne craignant pas de prendre l’opinion publique à témoin des injustices dont il s’estime, pas toujours à tort, victime. Un concert au Barbican de Londres en 2005 donne ainsi lieu à une passe d’armes surréaliste, depuis la scène, avec Roger Armstrong, le patron d’Ace, quand Johnson brandit sur scène deux compilations de ses enregistrements publiées par le label pour prévenir qu’il ne les dédicacera pas, car il n’a jamais été payé… 

C’est Numero Group qui contribue à remettre la musique au centre du débat. Après une compilation consacrée à Twinight (“Eccentric Soul: Twinight’s Lunar Rotation”) en 2007, le label de Chicago publie en 2010 qui regroupe en 4 CD ou 6 LP la totalité de l’œuvre solo de Johnson préalable à sa signature avec Hi, soit ses disques pour Federal, Twinight, Zachron, Special Agent, Cha Cha, and TMP-Ting ainsi que différentes raretés et des inédits. Très bien accueilli, aussi bien par la presse musicale (Soul Bag lui attribue évidemment le pied) que par les médias généralistes, le coffret contribue à redorer l’image de Johnson et garantit sa place dans le panthéon des grands artistes soul des années 1960 et 1970. Malgré son coût significatif – et mérité, vu la qualité de l’édition –, il est évidemment la meilleure entrée pour découvrir l’univers de Johnson, à compléter avec l’intégrale de ses enregistrements Hi (“The Complete Syl Johnson On Hi Records”)… Plus raisonnables, une intégrale des singles Twinight (“Complete Twinight Records 45s”, chez Numero Group) et une compilation des années Hi (“Mississippi Main Man” chez Harmless) peuvent également servir d’introduction.

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture © Brigitte Charvolin

Porretta 2012 © Brigitte Charvolin
Porretta 2012 © Brigitte Charvolin
Chicago 2015 © Brigitte Charvolin
Porretta 2012 © Brigitte Charvolin