;
Live reports / 12.08.2011

SUNFLOWER RIVER BLUES FESTIVAL

 

Il est toujours très difficile, voire frustrant, de choisir entre telle ou telle prestation lorsque deux scènes proposent parallèlement des concerts, et cela ne facilite pas les choses quand les clubs blues locaux de Clarksdale font de même à l’occasion de cette 24e édition du Sunflower River Blues Festival. C’est donc avec beaucoup de subjectivité et un certain à priori que les choix s’effectuèrent afin de rendre compte de cette manifestation.

Désolé pour Nathaniel Kimble et ses danseuses qui se produisaient sur la scène principale mais, ce vendredi soir, le Red’s Lounge fut privilégié. Il s’agit de l’un des nombreux clubs de Clarksdale et certainement l’un des plus réputés avec le Ground Zero.

Tenu par Red Paden , le fief du regretté Big Jack Johnson dont on célébrait la mémoire ce week-end (pose d’une plaque commémorative devant l’établissement) accueillait l’équipe de tournage du film We Juke Up In Here (sortie prévue printemps 2012) venue faire quelques prises de vues lors des concerts de Hezekiah Early (batterie, harmonica, chant) en compagnie de Lil Poochie (guitare, chant), puis de Elmo Williams (guitare, chant), tous les trois représentant le blues de Natchez, MS.

Lil Poochie, de son vrai nom Robert Lee Watson né en 1951, chante un blues minimaliste souvent sur tempo lent ou moyen avec pour seul accompagnement la batterie de son compère Hezekiah Early de 17 ans son aîné. Hezekiah Early possède la particularité de jouer de l’harmonica tout en frappant ses fûts et cymbales. Lorsqu’il prend le chant à son compte, sa voix plus puissante captive mieux l’auditoire et Lil Poochie peut ainsi se consacrer pleinement à son rôle de guitariste, plaisant, en particulier lors des boogies.

Hezekiah Early et Elmore Williams (78 ans) forment un tandem déjà reconnu dans le Mississippi. Le rythme imposé par la batterie d’Hezekiah se fait plus lourd et son jeu d’harmonica devient plus sobre, soulignant çà et là de quelques phrases le chant terrien d’Elmo. À la guitare, ce dernier, sans être un virtuose, sait cependant envoûté le public qui apprécie dans son ensemble la prestation des deux artistes.


Lil Poochie


Hezekiah Early


Elmo Williams

La soirée se poursuit par un concert de Terry “Harmonica” Bean & The Cornlickers, du Hill Country blues dans la plus grande tradition du nord du Mississippi. Ambiance festive sur des rythmes hypnotiques dispensés par la paire Dale Wise (batterie)-Tony Ryder (basse). Si la générosité de Terry Bean, la qualité de son chant puissant, son harmonica à la Jimmy Reed et sa guitare accrocheuse ne furent pas une découverte pour avoir entendu l’artiste récemment en France, la bonne surprise vint des deux guitaristes qui l’accompagnent au sein des Cornlickers, à savoir Dave Groninger et Bobby Gentilo, donnant une autre dimension à la musique de ce band par des interventions précises intelligentes (soli alternés, excellent jeu en slide…) ou un soutien rythmique sans faille. Le répertoire est celui du dernier CD (live) de Terry Bean “Rock This House Tonight”, excellente galette présentée pour la première fois à l’occasion de ce festival, agrémenté de quelques titres plus anciens tirés du double-CD “Hill Country Blues With The Big Sound” (2010). La salle bondée du Red’s, dans la chaleur étouffante et moite du soir à peine atténuée par une climatisation poussive, fera une ovation au groupe en fin de concert, tard dans la nuit.


Terry “Harmonica” Bean & the Cornlickers

Samedi matin, dès 9h30, Arthneice “Gas Man” Jones, très bon chanteur-harmoniciste, se produisait sur la scène principale du Sunflower River Blues Festival devant une affluence des plus modeste essentiellement composée d’un public blanc amateur de blues traditionnel acoustique. Ces trente minutes d’un delta blues plutôt moderne délivré par la voix chaude d’Arthneice Jones, ponctuées de belles envolées à l’harmonica, furent l’entrée en matière idéale d’autant que Terry “Big T” Williams, l’un des artistes les plus en vue à Clarksdale cet été, en accompagnateur discret mais efficace, donna la réplique à la guitare.


Arthneice “Gas Man” Jones et Terry “Big T” Williams

Eddie Cusic, 85 ans, se porte comme un charme. Le natif de Leland, Ms, sur scène en vieux loup solitaire, déclama son blues acoustique essentiellement composé de reprises (Jimmy Reed, Willie Dixon…), et même si le jeu de guitare est parfois hésitant, la voix, profonde, reste bien assurée comme sur cette version personnelle de Catfish blues. L’homme a du charme, l’œil vif, le sourire au coin des lèvres. C’est beau à entendre et l’émotion est au rendez-vous. Merci Monsieur Cusic !


Eddie Cusic

Lui succède, coiffé d’un chapeau de paille à larges bords, Pat Thomas, dans un registre similaire quelque peu convenu. Pat Thomas avec son éternel sourire, le regard clair, le phrasé volubile, bénéficie d’emblée d’un capital sympathie notoire auprès des amateurs de blues de plus en plus nombreux, confortablement assis dans des fauteuils de toile ou plus spartiatement sur l’herbe rase. Un répertoire de reprises ajouté à une admiration sans bornes pour l’œuvre de son père James “Son” Thomas (décédé en 1993) ne suffisent malheureusement pour égaler le talent de ce dernier. L’ensemble est cependant très honnête et une bonne version acoustique de Rock me baby emporte finalement mon adhésion.


Pat Thomas

Légende vivante du Hill Country blues, le nonagénaire T-Model Ford, courbé sur sa canne, gravit une à une les marches de la scène principale d’un pas mal assuré. Son jeu de guitare aujourd’hui a perdu en efficacité et nécessite le soutien de Bill Abel. Le visage grimaçant, sa voix grave semble fatiguée et n’a plus cette hargne connue par le passé. Un sentiment de compassion envahit le public, bon enfant, qui l’ovationne à la fin du set. Il faut bien dire que la plupart des festivaliers présents sont venus pour lui si on en juge par l’affluence à cette heure chaude de la journée, au nombre de dédicaces demandées et à la quantité de CD vendus.


T-Model Ford

Le temps de déguster les excellents ribs de chez Abe’s Barbeque pendant le set de Johnny Billington – il faut bien se restaurer un peu – avant d’assister à la fin de la prestation de  Shardee Turner & The Rising Star Fife and Drum Band. Shardee Turner perpétue avec son band l’héritage culturel musical que lui a légué son grand-père Othar Turner, chantant et jouant du fifre dans la plus pure tradition de cette musique ethnique répétitive sur fond de percussions. Un moment fort du festival qui se répète chaque année.

 
Shardee Turner & The Rising Star Fife and Drum Band

Direction la scène n°2 à quelques centaines de mètres de là pour écouter dans un petit square ombragé la suite de la programmation acoustique. Le passage du seul groupe français programmé à Clarksdale cette année, Mellow Blues Duo, semblait avoir été apprécié par les spectateurs présents et le chanteur-guitariste Charles Fowler, juché sur une remorque de tracteur servant de scène, terminait une prestation somme toute assez banale.


Charles Fowler

Le jeune Anthony “Big A” Sherard lui succède, entouré de son band, pour un set plutôt électrique. Bon guitariste, Anthony Sherard semble être l’une des coqueluches de Clarksdale. Sa présence scénique, tout autant que son jeu de guitare affûté, plait aux plus jeunes. La voix pêche par un manque de puissance sur la durée et le jeune homme doit souvent palier ce défaut en faisant appel à ses acolytes (chanteur et bassiste) pour le suppléer dans ce domaine. Un set néanmoins plaisant au final malgré un répertoire manquant d’originalité.


Anthony “Big A” Sherard

De l’originalité, Lucius Spiller en a à revendre avec son blues déroutant au premier abord, au son résolument contemporain, et ceci même pour les quelques reprises (Little red rooster…) qu’il s’approprie avec une grande maîtrise. C’est diablement efficace si on en juge par l’enthousiasme du public qui lui fit une standing ovation et se rua sur les CD à la fin du concert. Conscient de son succès, l’artiste est un tantinet cabotin et prolonge à plaisir son passage alors que les organisateurs lui demandaient de respecter le timing. Agaçant !


Lucius Spiller

Bill Abel est un bon guitariste, chanteur honnête, qui affectionne le jeu en slide sur des guitares artisanales de sa confection à partir de boîtes de cigares et de planches. Sa performance solo sur trois titres en début de set est originale. Associé à Cadillac John (John Nolden pour l’état civil), 84 ans, l’intérêt est moindre. Cadillac John, harmoniciste au jeu correct bien que parfois tremblotant, se révèle un piètre chanteur, manquant cruellement de coffre, notamment sur Smokestack lightnin’ déclamé d’une voix plutôt plaintive, loin de la puissance vocale poignante d’un Howlin’ Wolf. Le duo ne décollera pas alors que pendant ce temps All Night All Blues Band, sur la scène principale, affirmait avec talent que ses membres avaient parfaitement assimilé l’héritage de leurs aînés en matière de Hill Country blues électrique avec une prestation à l’image de leur excellent CD “Ain’t Gonna Stop” (2011). Sean “Bad” Apple (guitare, chant) et Martin “Big Boy” Grant (harmonica, chant) fascinent leur auditoire par leurs compositions originales comme ce Still on this side of the dirt décoiffant, toutes dans l’esprit d’un Junior Kimbrough ou d’un R.L. Burnside. À entendre absolument, d’autant que la section rythmique composée de la jolie Dixie Street à la batterie associée au bassiste natif de Clarksdale Cade “M.S.” Moore n’est pas en reste non plus.


Bill Abel


Cadillac John


Sean “Bad” AppleMartin “Big Boy” Grant

De retour à la scène acoustique annexe, choisir d’admirer la Sunflower River serpentant langoureusement au loin tout en écoutant Jimmy “Duck” Holmes s’avéra fort agréable. Auréolé du succès de son CD “Back To Bentonia” (2005 et réédition 2010 augmentée de 4 titres), Jimmy “Duck” Holmes, propriétaire du fameux Blue Front Cafe à Bentonia, MS, s’affirme malheureusement comme le dernier représentant du Bentonia blues, ceci semblant encore d’autant plus vrai depuis la retraite pour raison de santé de son complice harmoniciste Bud Spires. L’ombre de Jack Owens et l’esprit de Skip James planèrent un court instant sur ce festival. À noter que Lightnin’ Malcolm soutenait discrètement l’artiste à la batterie.


Jimmy “Duck” Holmes

Puis ce fut au tour de Kenny Brown de grimper sur la “charrette”. La prestation de l’ex-protégé de R.L. Burnside, fin guitariste, sans être totalement morne, manqua cependant cruellement de relief sur le plan vocal. On pouvait s’y attendre, mais l’excellent jeu de guitare en slide de l’artiste balaya ce point négatif.


Kenny Brown

Pas de surprise avec Terry “Harmonica” Bean, l’un des bluesmen du Mississippi les plus appréciés de sa génération depuis quelques années. Après un passage très applaudi en début d’après-midi sur la scène principale en compagnie de son band habituel The Cornlickers, l’infatigable Terry Bean, natif de Pontotoc, MS, se la joue solo sur la scène acoustique n°2. Guitare percutante, harmonica (sur rack) incisif, l’artiste fait son show, interpellant le public, rendant hommage à son père et à son grand-père à grand renfort d’anecdotes et assénant de sa voix forte un blues tantôt chanté, tantôt parlé dont ses fans raffolent. Beau succès.


Terry “Harmonica” Bean

Partagé entre les deux scènes, le public commençait cependant à se disperser en cette fin d’après-midi, hésitant entre aller écouter les prouesses guitaristiques de Terry “Big T” Williams entouré du Family Band sur la scène principale ou soutenir Robert “Wolfman” Belfour, tiré à quatre épingles, ayant attendu de nombreuses heures, imperturbable, que l’autorisation lui soit donnée de se produire sur la scène acoustique. Il faut dire que Robert Belfour était initialement programmé le matin sur la scène principale, engagement qu’il ne put honorer au grand dam du public. Installé à Memphis, Tennessee, Robert Belfour, 71 ans, natif de Red Banks, MS, a connu tardivement une certaine notoriété (début des années 2000). Il est désormais l’un des acteurs incontournables du blues profond du Mississippi par son style très roots. Le jeu de guitare est tantôt alerte, tantôt lourd et hypnotique et tisse la trame sur laquelle se pose une voix grave, parfois empreinte de mélancolie. Frissons garantis et ce malgré les problèmes techniques de sonorisation qui gâchèrent partiellement la fin de la prestation.


Terry “Big T” Williams & Family Band


Robert Belfour

De plus en plus fatigué, seul à la guitare, T-Model Ford n’offrit qu’une piètre prestation. L’artiste ne fut que l’ombre de lui-même, usé, incapable de suivre le rythme dicté à la batterie par sa petite-fille. Cette dernière, consciente de l’impasse dans laquelle elle se trouvait, refusa de jouer après le premier titre, laissant sa place derrière les fûts à l’un des responsables de la technique. Moment pathétique rappelant au vieux bluesman la dure réalité du poids des ans.

 
T-Model Ford

La foule était bien au rendez-vous de la soirée de gala du festival 2011, une foule à majorité afro-américaine attirée par l’affiche prestigieuse proposée, à savoir Johnny Rawls et Dorothy Moore sur la scène principale du festival.

Dans une veine moins soul blues qu’à son habitude (exit les cuivres au profit de l’harmonica), la chaude voix de velours de Johnny Rawls conquit avant tout le public féminin émoustillé par l’artiste et son regard de braise. Il alluma le feu avec un répertoire partagé entre reprises et titres originaux dont certains figurent sur son dernier CD “Memphis Still Got Soul” (2011) et sur “Ace Of Spades”, couronné d’un Blues Music Award au titre d’album soul blues de l’année 2010. Les cris et rires fusaient de toutes parts dans l’assistance au moindre mot prononcé par la vedette dont le show, incitation à la danse, se révéla d’excellente qualité. Johnny Rawls était soutenu en seconde guitare par Terry “Big T” Williams, ce dernier n’hésitant pas à prendre un brillant solo dès que le boss le sollicitait. À noter les très bonnes interventions de l’harmoniciste dont le nom m’échappa malheureusement, tout comme le nom de ce jeune guitariste de Clarksdale invité par Johnny Rawls sur The thrill is gone. La relève semble assurée dans la région.


Johnny Rawls


Terry “Big T” Williams

Dorothy Moore, l’icône de Jackson, MS, découverte par ses prestations à l’Alamo Theatre au milieu des années 1960 et célèbre pour ses enregistrements chez Malaco dans les années 70, est, pour sa part, vénérée par la gente masculine et son hit Misty blue (1976) est encore dans toutes les mémoires. Malicieuse, Dorothy Moore ne s’y trompa pas et s’adressa bien entendu  en priorité à son public masculin. La voix délicieusement soul de Dorothy Moore au service d’un répertoire qui ne l’est pas moins flotte au-dessus d’une foule se balançant en cadence au gré des chansons interprétées dont une superbe ballade de Willie Nelson.


Dorothy Moore

Les spectateurs, ravis, purent terminer leur soirée dans l’un des nombreux clubs de la ville et nombreux se rendirent au Ground Zero Blues Club écouter Super Chikan & The Fighting Cocks. Spectacle assuré par le spécialiste en guitares customisées dont chacune des prestations attire nombre d’amateurs.


Super Chikan

Dimanche, c’est au tour du Cat Head (Delta Blues and Folk Art), la vaste boutique de Roger Stolle, sanctuaire du blues, de proposer sous son porche, un mini festival au cours duquel se succèderont, dès le matin, le chanteur-guitariste Sean Apple pour un Hill Country blues bien balancé, avec un harmonica omniprésent créant un climat épais et poisseux à souhait, le tout rythmé par la seule batterie de Dixie Street officiant pieds nus avec un large sourire. Presque aussi bon qu’en formation All Night Long Blues Band.


Sean Apple Blues Band


Dixie Street

Robert Belfour prendra le relais avec un concert en tous points identique à celui proposé la veille, même répertoire avec toujours les mêmes frissons au rendez-vous… et malheureusement toujours les mêmes problèmes de sonorisation en cours de set.

Robert Belfour restera imperturbable malgré une présence féminine des plus sexy à ses côtés, personne retrouvée lors du show de l’harmoniciste-chanteur Big George Brock, 81 ans, cloué sur sa chaise par des problèmes physiques mais qui esquissera néanmoins quelques petits pas de danse durant un court instant.

 
Robert Belfour


Big George Brock

En soirée, une jam programmée au Red’s Lounge sous la direction de Terry Harmonica Bean & The Cornlickers permit de revoir Anthony “Big A” Sherard, mais également d’autres musiciens invités dont le truculent Mississippi Spoonman.

Ce week-end de festival était aussi l’occasion d’assister à des concerts de gospel le dimanche ou d’apprécier les divers groupes jouant dans la rue comme la formation de L.C. Ulmer, chanteur-guitariste plein d’humour, 83 ans au compteur, épaulé par une artiste peintre locale, Rosalind Wilcox, à la batterie.

 
L.C. Ulmer et Rosalind Wilcox

Malgré le sentiment de frustration engendré par le fait de n’avoir pu assister à plus de concerts, une large satisfaction se dégage en faisant le bilan de ces trois jours de festival qui permirent néanmoins de passer en revue un vaste panel de musiciens originaires de l’État du Mississippi et non des moindres. La qualité de la programmation et de l’organisation de cette 24e édition du Sunflower River Blues Festival de Clarksdale contribuèrent largement à son succès.
Jean-Philippe Porcherot
Photos © Jean-Philippe Porcherot