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Hommages / 10.06.2019

Spencer Bohren, 1950-2019

Do something with nothing

À relire le texte qui suit, écrit le 8 avril dernier à La Nouvelle-Orléans après la visite à notre ami malade, on mesure la valeur et la fragilité de l’instant. Depuis 2008, date de son premier show au festival MNOP, le lien avec Spencer et Marilyn, sa femme, s’était solidifié devenant au fil du temps indéfectible. Le revoir laisser filer les doigts sur la lap steel en se faisant guider par l’instrument, comme il aimait à le faire croire, ramène à tous ces souvenirs, à cette Long black line qu’on voyait sur les maisons de New Orleans dans l’après Katrina, ligne noire qui donna naissance à une composition écrite d’un coup sur une route du Middle West tout en conduisant. Un signe de niveau d’inondation à l’aune de la tristesse du moment. Que le Good Doctor et Spencer soient partis de façon quasi synchrone n’est évidemment pas neutre tant leur amitié dans les premières années du fameux club Tipitina’s fut forte et évidente (1). Dans le beau film de Marc Oriol, N.O. Ballade, Spencer parle de ses “reliquaires”, ses petites boites concoctées avec des petits riens d’objets jetés, négligés ou charriées par l’ouragan. Do something with nothing. Une corde de lap steel portée par le vent….

© Michel Varisco

Ponce de Leone Street, 8 avril 2019.

Ponce de Leone Street, un nom de rue devenu au fil du temps synonyme de quiétude musicale, d’apaisement bluesé et de sérénité countrysante. Le taxi tourne à l’angle du Luizza, resto à gumbo superlatif, et la maison du vieux sage apparaît. Spencer Bohren est en front porch, pieds nus : « Ma mère m’avait pourtant dit de mettre des chaussures… » Un sourire apaisé, la même fraîcheur que durant les dix dernières années… Les épreuves ont fait leur labeur mais il souffle ici une brise de zen permanente et intemporelle. La conversation reprend à l’endroit où elle s’était arrêtée de visu il y a cinq ans lors d’un MNOP Tour de grand souvenir. 

Assise à ces côtés, son épouse Marylin prolonge le sourire de son homme avec la même grâce. Souvent l’un commencera une phrase et l’autre la terminera. Un ballet symbiotique dépourvu d’artifices ornementaux. La vie vagabonde sans maison fixe avec quatre enfants dans la caravane accrochée à la Chevrolet Bel Air 1955 a forgé des liens invisibles. Une adolescence d’esprit toujours en éveil tournée vers l’autre, l’extérieur… La jeune génération musicale occupe une place prépondérante dans le discours. On parlera tout autant d’Aurora Nealand, clarinettiste, chanteuse, multi-instrumentiste dont les performances couvre un vaste champ allant du jazz traditionnel au rock expérimental que du “fils prodige”, André, tout à la fois batteur du groupe funk rock Johnny Sketch and the Dirty Notes, pianiste concertiste classique et arrangeur-producteur de disques. 

On évoquera les vertes années initiatiques avec le Reverend Gary Davis en mentor attentionné, des photos du grand producteur-découvreur de blues Dick Waterman et de cet amour initial pour la musique de Mance Lipscomb et de Son House… Le café servi dans un mug Hank Williams aura le temps de refroidir pendant que Spencer contera la dernière visite de Ray Bonneville (2) venu auditionner sur place André pour tenir la batterie dans son dernier disque. Le temps filera en toute tranquillité. Sur l’hippodrome voisin, les travaux du prochain jazz Fest pourront continuer sans interférer avec la grâce du moment. Assurément, la fontaine de jouvence recherchée en son temps par le conquistador Ponce de Leone dans un coin de Floride, s’écoule ici sous le Bayou St John.

Texte : Stéphane Colin
Photo d’ouverture © Rob Hebert

1. Dr. John est présent sur le premier disque de Spencer Bohren : “Born In Biscayne” (Great Southern, 1986).
2. Ray Bonneville : “At King Electric” (Stonefly, 2018) tout aussi attachant que le dernier disque de Spencer Bohren : “Makin’ It Home To You” (Valve, 2017) produit par André Bohren.

new orleansSpencer BohrenStéphane Colin