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Brèves / 04.11.2007

Salut Kurt

C’est avec une grande émotion que nous avons appris le décès de notre ami Kurt Mohr, survenu aujourd’hui, 4 novembre, à Neuilly-sur-Seine.
Il était né à Genève le 12 septembre 1921 et avait découvert le jazz en écoutant la radio, se passionnant particulièrement pour Duke Ellington et Louis Armstrong. Fréquentant les clubs de jazz fans, il publia ses premiers articles et chroniques dans Hot Revue, un magazine suisse. Impressionné par la Hot Discography, publiée en 1936 par Charles Delaunay, Kurt s’intéressa tout particulièrement à cet aspect du jazz. Il devint un infatigable interviewer des musiciens américains en tournée. Sa connaissance pointue de la musique combinée à sa conscience des implications sociales et son intérêt sincère pour les gens lui ont valu rapidement une solide réputation parmi les musiciens.
Chimiste de formation, travaillant pour la recherche pharmaceutique, il décida en 1954, âgé de 33 ans, d’abandonner son métier pour venir s’installer à Paris et consacrer sa vie à la musique de jazz. C’est Charles Delaunay qui l’encouragea dans cette démarche, lui ouvrant les colonnes de Jazz Hot et lui proposant un emploi chez les disques Vogue. Kurt travailla ensuite chez un disquaire, Latin Musique, avant d’être engagé par Odéon à la fin des années 1950. Là, il prit en licence des labels américains comme Vee- Jay, Ace, Gone, End et King. Au début des années 1960, il publia de nombreux enregistrements de John Lee Hooker, Billy Boy Arnold, Floyd Jones, Eddie Taylor, Freddy King, James Brown ou Johnny « Guitar » Watson, certains inédits aux Etats-Unis, presque toujours accompagnés des renseignements discographiques qu’il avait extorqués aux labels.
En parallèle, Kurt supervisa des enregistrements à Paris, souvent avec l’aide de Mickey Baker, nouvellement expatrié en France, notamment ceux de Billy Bridge (qui connurent alors un succès certain) ou de Mickey lui-même. Les premiers 45-tours EP des Beatles furent aussi publiés en France sur Odéon.
Lorsqu’en 1966, une partie de l’équipe de Jazz Hot décida de fonder Rock & Folk, Kurt fut de l’aventure. Ses articles s’intéressaient aussi bien aux vedettes de la soul qu’à leurs accompagnateurs ou à d’obscurs artistes dont il détaillait la carrière dans une rubrique intitulée « Soul Bag ». Ce n’est pas un hasard si, deux ans plus tard, un fanzine du même nom voyait le jour. Kurt lui avait ouvert généreusement ses archives discographiques et avait proposé le titre.
Il collabora également au magazine Best et à Pop Music, un hebdo où il entreprit, en collaboration avec Gilles Pétard, la publication d’une Encyclopédie du R&B et de la soul, qui, malheureusement, ne fut pas menée à son terme, le journal disparaissant prématurément. C’est ensuite vers la radio que Kurt se tourna, faisant partager sa connaissance, son amour et son enthousiasme pour la musique à travers d’innombrables émissions diffusées en Suisse romande. S’il s’intéressait toujours au jazz et à la soul, cela ne l’empêchait pas d’admirer l’œuvre des Beatles, des Beach Boys, de Joni Mitchell ou de Randy Newman.
Toujours prêt à collaborer avec d’autres discographes, il apporta son concours au 11 volumes du « Jazz Records » de Jorgen Grunnet Jepsen, à Michel Ruppli dans l’élaboration de ses discographies de marques, particulièrement King et Atlantic (grâce à Ahmet Ertegun, Kurt avait pu passer beaucoup de temps à consulter les archives d’Atlantic). Il partagea aussi beaucoup d’informations avec Pierre Daguerre et c’est à Soul Bag qu’il a choisi de léguer ses précieuses archives.
Bien que Kurt Mohr n’ait pas toujours reçu le crédit qu’il méritait, son immense contribution a été justement reconnue par Neil Slaven dans la deuxième édition du célèbre Blues Records 1943-1970 : « The first person who deserves acknowledgement from us all is Kurt Mohr. His ongoing discographical research is the inspiration of everyone engaged in similar enquiries, not just in the field of Blues but in Black music generally. Too little credit (and sometimes none at all) has been given to his unceasing efforts, and I am glad to express my gratitude and appreciation. »
La longue interview qu’il avait accordée à Emmanuel Choisnel et Jean-Paul Levet (voir SB 152 à 154) détaille l’itinéraire singulier et les méthodes de travail de Kurt. Mais ce dont elle ne pouvait rendre compte qu’imparfaitement, c’est son ouverture d’esprit, son refus des contraintes et des compromis, sa liberté de jugement, sa curiosité pour les choses (scientifiques notamment) et les êtres. Il avait décidé de vivre en homme libre sans jamais regarder en arrière.

Pour tout, merci Kurt.

Joël Dufour et Jacques Périn