Aucune liste de tubes et de classiques ne peut rendre justice à la carrière de Roberta Flack – et pourtant : The first time ever I saw your face, Killing me softly with his song, Feel like makin’ love, Where is the love, The closer I get to you… –, tant la chanteuse et pianiste a suivi sa propre trajectoire, animée par un goût farouche de l’indépendance qui évoque naturellement celui d’une Nina Simone.

Née à Black Mountain en Caroline du Nord le 10 février 1937, Roberta Cleopatra Flack est immergée dès son enfance dans la musique, et particulièrement dans celle de l’église où elle ne tarde pas à accompagner au piano les cérémonies. Rapidement remarquée pour ses prouesses, elle commence à l’âge de 15 ans des études à la Howard University de Washington. Diplômée à 19 ans, elle s’engage dans des études supérieures, qu’elle est obligée d’interrompre au décès de son père pour gagner sa vie, travaillant à la fois comme professeure de piano et comme chanteur et pianiste dans différents clubs de la ville.

Repérée un soir par Les McCann, elle auditionne pour Atlantic et conquiert immédiatement le producteur Joel Dorn, qui produit son premier album. Si celui-ci s’intitule “First Take” (“première prise”), ce n’est pas un hasard : il a suffi d’une dizaine d’heures de studio pour que Flack, avec une intervention minimale, grave les huit titres de cet album de reprises – Flack n’écrit pas ou peu – qui sort à l’été 1969. L’album ne connaît qu’un succès d’estime jusqu’à ce que Clint Eastwood décide d’utiliser sa version de The first time ever I saw your face pour son film Play Misty for Me, propulsant l’album – avec trois ans de décalage – au sommet des classements pop et R&B, tandis que la chanson, qui est montée jusqu’au sommet du Hot 100,  décroche le Grammy de la chanson de l’année en 1973. Entre-temps, la chanteuse a eu le temps de publier deux albums, “Chapter Two” et “Quiet Fire”, en 1970 et 1971, et de participer au concert anniversaire de l’indépendance du Ghana avec Wilson Pickett, Ike & Tina Turner, Santana, The Staple Singers, Les McCann et Eddie Harris et The Voices of East Harlem. L’évènement est immortalisé dans un film, Soul to Soul, mais Flack demandera que ses apparitions soient retirées de la version DVD sortie dans les années 2000. 

Sur une idée de Jerry Wexler, elle enregistre un album en duo avec Donny Hathaway, “Roberta Flack & Donny Hathaway”, qui connaît un grand succès commercial emmené par le tube Where is the love. Mais c’est en solo qu’elle grave l’année suivante une version de la chanson  à laquelle elle est le plus généralement associée, Killing me softly with his song, qui lui vaut rien moins que deux Grammys et la première place du Hot 100. Elle reproduit l’exploit l’année suivante avec Feel like makin’ love. Elle inaugure à cette occasion son alter ego Rubina Flake, qui est le nom sous lequel elle produit désormais elle-même ses disques et en particulier les albums “Blue Lights In The Basement” (avec le nouveau tube The closer I get to you en duo avec Donny Hathaway) et, en 1978, “Roberta Flack”. Un nouveau projet de disque en duo avec Hathaway est interrompu par le décès tragique de celui-ci, et l’album, qui reprend les titres enregistrés en commun, sort en 1980 sous le titre “Roberta Flack Featuring Donny Hathaway”. Elle noue ensuite un partenariat créatif avec le chanteur Peabo Bryson, avec qui elle publie un disque en public et un album studio, décrochant un nouveau tube avec Tonight, I celebrate my love. Elle continue en parallèle à enregistrer en solo, et connaît le succès avec Making love.

La suite des années 1980 lui est moins favorable, mais cela ne la conduit pas à faire des compromis : en désaccord avec Atlantic sur un projet de disque de reprises de standards du rhythm and blues des années 1950 produit par Ahmet Ertegun qui devait s’intituler “Miss Melody and the Uptown Harlem Stompers”, elle en bloque la sortie, et l’album reste encore inédit, quarante ans après son enregistrement. Après trois albums passés à peu près inaperçus (même si la chanson titre d’“Oasis”, signée par Marcus Miller, lui vaut un dernier numéro 1 R&B en 1988), son contrat avec Atlantic se termine en 1994, 25 ans après ses débuts, et elle ne fréquentera plus que très épisodiquement les studios par la suite, pour des disques thématiques – les Beatles, Noël, le répertoire de la musicienne japonaise Mariko Takahashi… – qui peinent à convoquer la magie de ses albums classiques. En 2012, Sony public “S.O.U.L.”, un album en public gravé lors de sa tournée de 1985. Si un  titre inédit, Running, issu de la bande originale d’un documentaire, apparaît en 2018, la carrière de Flack est terminée depuis 2016, après qu’une attaque et des troubles neurologiques lui interdisent de chanter. Comme une façon de boucler son parcours, elle publie en 2023 The Green Piano: How Little Me Found Music, un livre autobiographique dédié aux enfants illustré par Tonya Bolden. 

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture © DR / Collection Gilles Pétard