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Hommages / 31.10.2020

Rance Allen (1948-2020)

« I’ve never been to Paris… », chantait Rance Allen dans That will be good enough for me, perle gospel soul de 1972, regret réitéré quatre décennies plus tard dans une interview pour Soul Bag (numéro 202) à l’occasion de ses 40 ans de carrière. Si l’Europe n’a jamais vraiment prêté attention à sa musique, son rôle dans l’invention du gospel moderne – celui qui vient après le soi-disant “âge d’or” du genre et qui se caractérise par l’intégration au genre d’éléments issus de la soul et du rock – en ont fait un des artistes majeurs de l’histoire des musiques afro-américaines, reconnu comme tel par les générations qui lui ont succédé et qui se sont revendiqués de son parrainage, des Winans à Kirk Franklin. 

Originaire de Monroe, dans le Michigan, c’est avec ses frères Tom et Steve, respectivement batteur et bassiste que Rance Allen monte le trio qui porte son nom et dont il est le chanteur principal ainsi que, selon les morceaux, le guitariste ou le pianiste. Le “record man” vétéran Dave Clark, alors salarié de Stax, les découvre à l’occasion d’un concours de talents gospel qui se tient à Détroit, et les signe sans délais sur le label qu’il est en train de monter pour son employeur, Gospel Truth. Ce sont d’ailleurs le premier album et le premier single du groupe qui inaugurent le catalogue du label.

Combinant une réinvention du classique des Temptations Just my imagination rebaptisé Just my salvation et une version musclée du standard gospel Just above my head, ce premier single a valeur de programme : fermement ancrée dans ses racines religieuses – Allen devient d’ailleurs pasteur au milieu des années 1980 –, sa musique se nourrit des musiques séculières, et principalement de soul et de funk, et efface les frontières de genre au service d’un message qui reste toujours strictement religieux. Figure de proue de Gospel Truth jusqu’à la disparition du label, le trio ne se contente pas de ses propres disques et participe aux enregistrements de ses collègues. Membre de la famille Stax étendue, il interprète deux chansons à l’occasion du concert de Wattstax, dont l’une est reprise dans le film. L’événement assure une certaine visibilité hors du circuit gospel au trio, qui classe plusieurs titres et quelques albums dans les hit-parades R&B de Billboard, sans néanmoins jamais décrocher le tube crossover qui aurait assuré sa réputation auprès du grand public. Rance Allen est incontestablement le leader du trio, signant une bonne partie de son répertoire et assurant souvent les arrangements voire, à partir des années 1980, la production des disques.

Tom, Rance et Steve Allen. © DR
Rance Allen à Wattstax, 20 août 1972. © DR / Courtesy of Stax Museum

À la faillite de Stax, au milieu des années 1970, le trio enregistre un album produit par les frères Mizell pour Capitol, mais retrouve le label dès la relance par Fantasy, publiant quatre albums (ainsi qu’un album solo de Rance Allen, “Straight From The Heart”) jusqu’au début des années 1980 et l’entrée en sommeil de Stax. C’est d’ailleurs pendant cette période qu’il décroche son plus gros succès, en 1979, avec I belong to you. Au début des années 1980, alors que Stax retombe dans le sommeil, il rejoint le label spécialisé dans la “musique chrétienne” Myrrh – pour lequel enregistrent alors, entre autres, Al Green, Shirley Caesar ou les Mighty Clouds Of Joy, mais aussi la Queen of Christian Pop Amy Grant –, puis ralentit ses activités musicales au profit de son rôle de pasteur, qu’il exerce depuis 1985 à la New Bethel Church Of God In Christ de Toledo dans l’Ohio – il devient même évêque en 2011 dans le même cadre. 

Le renouveau de la scène gospel à partir de la fin des années 1980 et dans les années 1990, dans la lignée d’artistes comme les Winans ou Kirk Franklin, a pour effet de relancer l’intérêt du public pour la musique de Rance Allen. Son parcours musical, qui en fait l’un des inventeurs du gospel moderne, et sa force tranquille, bien loin du luxe tapageur qui va souvent avec le vedettariat gospel, font de lui une figure tutélaire naturelle pour cette mouvance, et il apparaît régulièrement en invité de luxe sur les albums des autres : Kirk Franklin, Deitrick Haddon, Mary Mary, Vanessa Bell Armstrong, Andraé Crouch et bien d’autres font appel à sa puissance vocale unique. Franklin, en particulier, le sollicite régulièrement, et notamment pour le tube Something about the name Jesus. Cela lui permet de relancer sa carrière discographique, d’abord pour Bellmark, le label de l’ancien patron de Stax Al Bell, puis à partir des années 2000 pour Tyscot. Il décroche même un nouveau hit R&B en 1991 avec Miracle worker.

Son dernier album, un “Live From San Francisco“, est sorti en 2016 et témoigne de la ferveur de ses concerts, même si sa musique s’était considérablement assagie – Allen ayant en particulier renoncé depuis longtemps à la guitare – depuis les années Gospel Truth. Toujours populaire sur le circuit gospel, il ne semble pas s’être produit en France au cours des cinq décennies de sa carrière. Toujours prêt à défendre ses convictions – sans toutefois jamais céder aux sirènes du monde séculier –, il prête en 2018 sa crédibilité au projet gospel de Snoop Dogg, “Snoop Dogg Presents Bible of Love”. Une nouvelle chanson créditée au trio, I’m so glad it’s Christmas, avait été diffusée la veille de son décès.

Parfois négligé dans les histoires officielles du label, il triomphe lors du concert d’ouverture du musée Stax à Memphis en 2003, en reprenant avec une intensité intacte son immortel That will be good enough for me. La mise en valeur, ces derniers mois, du catalogue Gospel Truth par les propriétaires actuels de Stax, avec la mise à disposition numérique de l’ensemble des albums et la parution (à venir en novembre) d’une intégrale des singles parus sur le label, devrait occasionner un regain d’intérêt pour l’œuvre pionnière de Rance Allen. 

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture : Le Rance Allen Group période Gospel Truth, début 1970’s. De gauche à droite : Tom, Rance et Steve Allen. © DR / Courtesy of Concord Music Group

Le Rance Allen Group lors de l’émission Celebration of Gospel sur la chaîne BET, décembre 2010. De gauche à droite : Chris Byrd, Steve, Rance et Tom Allen. © Phil McCarten / PictureGroup
New Orleans Jazz & Heritage Festival, 2019. © Frédéric Ragot
New Orleans Jazz & Heritage Festival, 2019. © Frédéric Ragot
New Orleans Jazz & Heritage Festival, 2019. © Frédéric Ragot
Frédéric AdrianRance Allen