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Live reports / 01.05.2011

NEW ORLEANS JAZZ & HERITAGE FESTIVAL


Évidemment, quand on vient de France et qu'on assiste pour la première fois au New Orleans Jazz & Heritage Festival (Jazz Fest pour faire court), c'est d'abord la démesure qui impressionne. Et le terme n'est pas galvaudé, jugez plutôt : sept jours de concerts, un hippodrome entièrement aménagé pour l'occasion, des dizaines de stands, douze scènes, une affluence en rapport (record d'affluence pour une journée, 106 000 personnes, ça calme)… Il faut aussi s'arrêter sur la foule présente. Un peu internationale mais surtout très couleur(s) locale(s) tant on jurerait qu'il s'agit pour beaucoup de recycler les costumes du carnaval du Mardi Gras, de faire perdurer une tradition qui trouve ici sa source, faut-il le rappeler, en… 1699 ! Une foule bigarrée donc, à la moyenne d'âge indéterminée, mais toujours enthousiaste, sympathique, festive, venue là pour échanger, bouffer (sans doute trop, nos amis américains sont incorrigibles dans ce domaine), s'amuser, célébrer, danser et bien sûr écouter ces musiques dont on veut croire qu'elles unissent les meilleurs et occultent les pires. Et justement, il est temps d'y venir…

 


Samedi 1er mai 2011


Pour notre concert inaugural, nous choisissons la Blues Tent, ce qui n'est certes guère original… Mais nous ne sommes pas déçus avec le Washboard Chaz Blues Trio, composé de Washboard Chaz Leary (chant et washboard), St Louis Jimmy (guitare et chant) et Andy J. Forest (harmonica), bien connu des Français. Si leur musique se teinte de cajun grâce au washboard de Chaz, elle s’avère néanmoins très ancrée dans la tradition du Delta et même des songsters du Mississippi, le répertoire allant de Thank the lord à Fixin’ to die. Sur ce dernier (et en d’autres occasions !), Forest apparaît à son avantage avec des interventions enlevées et nuancées. L’ensemble manque certes un peu de passion car la scène semble un peu grande pour eux, mais on ne s’ennuie pas et c’est un bon début.


Washboard Chaz


Détour ensuite par la scène Jazz & Heritage, où le Free Agents Brass Band se démène. Car à l’inverse des brass bands traditionnels, celui-là innove et flirte franchement avec le funk et le hip-hop, avec certes force cuivres mais aussi des danseurs particulièrement actifs. Pas en reste, le tromboniste et le trompettiste sont pour le moins enthousiastes, et le batteur, euh, comment dire, bien dans son monde… Joyeusement déjanté, mais également un peu foutraque et superficiel.

 
Free Agents Brass Band


Nous revenons donc assez vite à la Blues Tent où nous attend Lil’ Buck Sinegal. À 67 ans, celui qui a contribué aux belles heures du maître du zydeco Clifton Chenier, qu’il accompagna durant 14 ans (sans compter ses collaborations avec Katie Webster, Lazy Lester et Henry Gray), reste un guitariste formidablement expressif. En plus, il chante mieux qu’avant, ayant pris de l’assurance, sans doute parce qu’il s’affiche plus souvent en bandleader depuis quelques années. Après des débuts un peu inégaux qui nous mènent de Chicago en Louisiane (I’m tore down, I feel alright, You don’t have to go, en plus ça joue fort avec une rythmique plutôt musclée), Sinegal assène un Goin’ down slow d’une belle intensité qui sonne comme un signal. Car le show change de dimension et devient jubilatoire. Avec l’arrivée d’une jeune joueuse de washboard non identifiée et un Patrick Williams qui s’enhardit à l’harmonica, des titres aux influences et aux tempos variés (Hush hush, Hey baby, Further up on the road, Down home blues…) donnent du corps à un spectacle très réussi.

 
Lil’ Buck Sinegal


Difficile d’approcher la grande scène pour le concert de Dr. John, un désagrément toutefois tempéré par la qualité de la sonorisation (et les écrans géants !). Véritable dieu vivant ici, il débute avec une composition personnelle (I don’t wanna know) suivi d’un classique du piano de La Nouvelle-Orléans (Tipitina). Histoire sans doute de bien marquer le terrain. Son jeu de piano n’a pas perdu sa richesse, notamment sa fluidité (ni son swing, voir Mama Roux…), mais vocalement, bien que ça reste fugace, il arrive désormais que ça vacille, histoire de nous rappeler que l’artiste a quand même 70 ans. Mais un concert de Dr. John reste un moment unique. Ses rituels vaudous archiconnus (Loop garoo, sur lequel il revient à la guitare, son premier instrument) ne lassent pas tant ils ont empreints de magnétisme, tant ils incarnent le personnage. Et son interprétation un peu inquiétante et menaçante d’un titre comme Walk on gilded splinters (quelle chanson exceptionnelle !) reste un clou de son spectacle. Mais l’émotion va encore monter d’un cran. Car le bon docteur a un invité de marque en la personne de Dave Bartholomew ! Nous ne pensions plus voir un jour sur scène le trompettiste, chanteur et compositeur légendaire (notamment auteur des grands standards de Fats Domino), et décrire ce que l’on ressent à cet instant est impossible. Bien sûr, à 90 ans, Bartholomew apparaît fatigué (il se déplace en fauteuil roulant), mais il prend encore du plaisir à s’exprimer. Et sur The night tripper, il s’amuse. Simplement. Une leçon.

 
Dr. John


Nous voulions ensuite voir Keith Frank, mais nous arrivons pour le dernier titre ! Dommage, mais pour ce qui est du zydeco, nous nous rattraperons… D’autant que la scène Jazz & Heritage résonne de la musique de Big Chief Monk Boudreaux. Un appel irrésistible. Entouré de sa “tribu” (les Golden Eagles), Boudreaux fait partie des Mardi Gras Indians. Il ne s’agit pas d’Indiens d’Amérique comme on le pense parfois par erreur, mais de natifs de La Nouvelle-Orléans qui s’inspirent des traditions indiennes lors d’événements (carnaval du Mardi Gras en tête, mais aussi parades, concerts…), en particulier dans le domaine des costumes. Et ils produisent une musique hautement excitante. Spectral, Boudreaux arpente le lieu et vous jette ses phrases au visage sans crier gare (Wont’ bow down), pendant que ses accompagnateurs, qui sont loin d’être des faire-valoir, emmènent une machine bigrement efficace. La rythmique, qui repose sur des percussions comprenant batterie, congas, maracas et autres objets moins facilement identifiables, agit comme un cœur qui bat, alors que la guitare alterne riffs grondants et chorus incendiaires. L’esprit est plus proche du blues que de la musique indienne, mais il subsiste de cette dernière un ingrédient fondamental, le rythme cadencé, métronomique, hypnotique, qui confine à la transe. Et Boudreaux, de son timbre éraillé, harangue, psalmodie, vocifère et piétine la scène comme s’il était possédé (Hey mama, Don’t run me down). On se délecte d’autant plus de ce spectacle que les chances d’y assister de notre côté de l’Atlantique sont quasi nulles…

 
Big Chief Monk Boudreaux


De retour sous la Blues Tent, nous y retrouvons Arlo Guthrie (oui, le fils de Woody), dont on se demande bien pourquoi il est programmé sur cette scène, tant son folk rock n’intéresse que de très loin notre spectre. Ce 1er mai se terminera donc sous l'Economy Hall Tent avec un Tribute to Mahalia Jackson prometteur sur le papier. À l’initiative du projet, le clarinettiste Michael White a rassemblé quatre chanteuses, certes pour rendre hommage au gospel et à Mahalia, mais le répertoire nous ramène aussi aux origines du classic blues et du jazz vocal. Et ça commence fort avec la pianiste Cynthia Girtley dont la voix poignante s’accommode très bien de titres “old-time” comme Basin’ Street blues et Saint Louis blues, populaires dans les années 1920. Cynthia reviendra plus tard pour une lecture toujours inspirée du standard gospel Take my hand, precious Lord. Au tour ensuite de Barbara Shorts, dont la voix de basse fait merveille dans un registre qui s'inscrit cette fois franchement dans le gospel et les negro spirituals (How I got over et Sometimes I feel like a motherless child). La troisième chanteuse se nomme Mathilda Jones. Elle apporte elle aussi du nouveau avec ses vocaux plus axés sur la puissance et même quelques effets de gosier, mais toujours sans excès. Cela fonctionne bien sur Move on up a little higher, puis la dame se lâche sur une version énorme de ferveur de Just a closer walk with thee. La prestation est déjà remarquable et le public conquis, et on se demande comment la dernière intervenante pourrait mettre la barre plus haut. Et pourtant ! Sous son air timide, Danielle Edinburg Wilson impose d'abord son “coffre” avec énergie (Elijah rock) avant de démontrer une stupéfiante souplesse de timbre (Trouble of the world). Ces vocalistes capables d'évoluer sur plusieurs octaves sans forcer sont aussi précieuses que rares. Du coup, tout le monde s'y met, l'audience se lève, la pianiste et le clarinettiste semblent habités, le final avec toutes les protagonistes prend la forme d'une apothéose (Down by the riverside). On oublie volontiers le micro soudain déficient d'Edinburg Wilson et qu'il ne s'agit que de reprises tant l'émotion nous étreint. Mahalia, qui aurait eu 100 ans cette année, n'est pas trahie. Cette première journée au Jazz Fest ne pouvait mieux s'achever.

 
Cynthia Girtley


Barbara Short


Danielle Edinburg Wilson


Danielle Edinburg Wilson, Mathilda Jones, Barbara Short


Vendredi 7 mai 2011


Rendez-vous au pied de la scène Fais Do-Do avec Jeffery Broussard & the Creole Cowboys. Accordéoniste peu démonstratif mais diablement mordant, chanteur ample malgré l'allumette scotchée au coin de sa bouche, Broussard teinte effectivement son zydeco de tradition créole. Mais sa musique est très moderne et même novatrice, notamment grâce à une rythmique percutante (quelle bassiste !), sur les standards (Hot tamale baby, Zydeco cha cha) et surtout sur les compositions tirées du dernier CD “Return Of The Creole” (Allons à Lafayette, I love big fat women, Hard to stop). Séduit par son invention et sa capacité à alterner titres en anglais et en français (du moins, en créole…), j'avais griffonné sur mon carnet “plairait en Europe”. J'ignorais alors qu'il se produirait chez nous trois mois plus tard ! Attardons-nous d'ailleurs sur le phénomène, sachant que les festivals européens délaissent de plus en plus les groupes de zydeco et de cajun. On peut imaginer qu'ils hésitent à les faire venir car il faut déplacer les formations complètes, ce qui génère évidemment des coûts importants. En outre, il s'agit de styles très liés à leurs régions d'origine, avec des instruments particuliers (accordéon et washboard en tête) qui leur donnent toute leur saveur. Dès lors, contrairement à ce qui se pratique dans des genres plus classiques, essentiellement le blues moderne, il est difficile de trouver des musiciens européens aptes à accompagner les leaders du zydeco, compte tenu des singularités de cette musique et tout simplement parce qu'ils ont moins l'habitude d'en côtoyer. On ne peut que déplorer cette situation quand on voit la vivacité de cette tradition musicale en Louisiane, toujours assortie d'une joie de vivre, d'une ambiance festive et d'une vraie communion avec le public. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si nos pas nous mèneront souvent vers la scène Fais Do-Do, pour assister à ces concerts qui resteront parmi nos meilleurs souvenirs…

 
Jeffery Broussard


Bien que native du Texas, Marcia Ball a grandi en Louisiane, où elle occupe une place importante dans le paysage musical local depuis quelque 40 ans. On ne s'étonne donc pas de la voir programmée sur la grande scène. Dès le premier titre, Look before you leap, elle imprime son style caractéristique, basé sur un jeu de piano toujours aussi fluide et rythmé, et une voix volontaire qui semble avoir pris du grain (elle se garde d'ailleurs d'essayer de trop monter). Mais Marcia se distingue toujours par l'éclectisme de son répertoire, et elle se révèle très à l'aise sur un blues lent (Mule headed woman), quand elle aborde le boogie (Sugar boogie) ou le shuffle chaloupé à souhait (Believing in love). Tous sont tirés de son dernier CD “Roadside Attractions” et témoignent de son inspiration intacte. Elle est ensuite rejointe par la Soul Queen of New Orleans, entendez Irma Thomas, pour un beau moment de communion (Sing it!). Une prestation enlevée et solide.

 
Marcia Ball


Et nous revoilà face à la scène Fais Do-Do, où nous attend Geno Delafose. Il est né en 1972 à Eunice, ville près de laquelle il possède un ranch où il élève des bovins et des chevaux. À 230 km de La Nouvelle-Orleans, Eunice est une localité dans laquelle la tradition cajun est très fortement ancrée : nous y avons ainsi visité le Cajun Music Center de Marc Savoy, le Cajun Music Hall of Fame and Museum et le Prairie Acadian Cultural Center. À 39 ans, Geno Delafose incarne parfaitement la nouvelle génération des musiciens de zydeco qui puise ses influences dans les cultures créole et acadienne. À l'image de son jeu d'accordéon, sa musique est tonique et dansante, sans fioritures avec une rythmique pleine de groove. En plus, Geno chante bien, d'un timbre délicieusement nasillard, le visage perpétuellement barré d'un large sourire… Car on sent que tout le monde prend du plaisir, les musiciens comme le public. Avec envie et sans la moindre prétention. Dès lors, les morceaux défilent sans ennui : What am I living for, T'as cassé mon cœur, Gave you my love, I believe in you, Think it over  Et quand le concert s'achève, on se dit qu'on reprendrait bien une tranche de cette musique qui fait revivre toutes les facettes du genre. Ce qui n'est pas rien.

 
Geno Delafose


En la personne d'Allen Toussaint, c'est un autre monstre sacré de la musique louisianaise qui s'avance sur la scène principale. À 73 ans, il a toujours cette voix haute et claire, alors que le jeu de piano se fait d'abord swinguant (Can you hear me), il est vrai bien soutenu par une section de cuivres impressionnante, composée de trois saxos, deux trombones et une trompette ! Rehaussé par des chœurs, Ride your pony ne manque pas non plus d'allant. Mais la sonorisation s’avère déséquilibrée avec une voix trop en avant et des cuivres en sourdine (un comble !) sur des titres pourtant bien interprétés, de Night people à Here come the girls en passant par Hanging with Jimmy Buffett (ce dernier avec le chanteur country homonyme).


Nous décidons donc d’aller voir du côté de la scène… Fais Do-Do ! Cela tombe d’autant mieux que BeauSoleil et Michael Doucet débutent à peine leur show… Et c’est donc parti pour une plongée délectable au cœur de la musique cajun. On ne le dira jamais assez, Doucet est un formidable violoniste, capable d’alterner interventions nuancées et envolées lyriques, avec même des emprunts à la musique indienne (l’Inde, pas les Indiens d’Amérique !) qui rendent son phrasé personnel et original. Quant à son timbre assez singulier, à la fois traînant et guilleret, il convient parfaitement à ces chants cadiens traditionnels que sont Valse à BeauSoleil ou La jolie blonde. Mais l’ensemble du groupe excelle, notamment Jimmy Breaux (accordéon diatonique) et David Doucet (le frère de Michael, guitare et mandoline), qui font preuve d’une finesse et d’une justesse rares. Et quand Mitch Reed remplace sa basse par le violon pour converser avec Michael, on dérive avec bonheur vers la swamp pop endiablée (Can’t you see). Unanimement plébiscité depuis de nombreuses années, BeauSoleil met la barre très haut. Le concert du jour, pour le moins.

 
Michael Doucet


Suite à cela, il est évidemment hors de question de manquer monsieur Bobby Bland sous la Blues Tent. Le groupe est prometteur avec deux saxos et autant de trompettes. Mais ça joue fort, trop fort. Là réside d’ailleurs le bémol de cette édition du festival : le sonorisateur de cette scène doit être sourd comme un évier bouché pour nous casser ainsi méthodiquement les oreilles. Mais on lui en veut surtout de nous gâcher le plaisir. L’entrée de Bobby est néanmoins un moment d’émotion, dont la simple présence vous “mesmérise”… À 81 ans, son chant a perdu en souplesse, mais il reste charnel et caressant sur des titres qui sonnent comme des hymnes (Crying all night long, Further up on the road, Move on down the line). Mais on l’entend à peine (c’en est presque insultant) et nous quittons frustrés ce chapiteau sous lequel l’ingénieur (sic) du son a vraiment tout faux, alors que Bobby attaque Everything I do is wrong, ça ne s’invente pas !

 
Bobby Bland


Auteur l’an dernier d’un magnifique album consacré au gospel, “I Know I’ve Been Changed”, Aaron Neville bénéficie en ces lieux d’une incroyable aura. Dès lors, pour approcher la scène sous la Gospel Tent, il faudrait déclencher une bagarre générale, ce qui est très mal vu ici. Nous restons donc en marge, ce qui suffit pour profiter de la voix unique d’un chanteur parmi les plus bouleversants de sa génération. Et les titres défilent comme dans un rêve face à une audience intenable : Oh when the saints, I saw the light, Down by the riverside, Amazing grace, Tell me what kind of man Jesus is… Bien sûr, en public, le répertoire est moins original que sur le CD, mais peu importe tant cette voix est… divine !

 
Aaron Neville


Dimanche 8 mai 2011


Cette dernière journée commence une nouvelle fois sous la Blues Tent, où œuvre Mem Shannon. Natif de la ville, ce chanteur et guitariste propose un blues électrique moderne très actuel qui explore parfois le funk (Don’t talk about my mama), ce dont attestent une section rythmique qui privilégie l’efficacité et trois cuivres qui claquent bien. Pour sa part, il se révèle en chanteur plutôt passionné au jeu de guitare mélodieux (la ballade Memphis in the morning, Doing the best I can), mais il gagnerait en raccourcissant un peu ses chorus.


Chubby Carrier lui succède pour une musique entre zydeco et swamp pop résolument dynamique et même audacieuse (le guitariste utilise, en outre à bon escient, une pédale wah-wah), qu’il teinte lui aussi çà et là de funk. Chubby est un showman et ne se pose pas de question, il est là pour faire la fête, Et pour cela, il nous rentre joyeusement dedans en assénant des titres comme We make a good gumbo (avec le frottoir d'Earl Sally en folie), Zydeco mama (c’est jour de fête des mères aux États-Unis), Zydeco junkie et The Cisco kid (franchement funky), Movin' on up (plus classique), tout en étant capable de revenir à la tradition avec un The way I feel bluesy et lancinant. Le sommet du spectacle, parfaite illustration de l'état d'esprit qui habite le groupe, est Who stole the hot sauce : dans une ambiance indescriptible, il voit Earl Sally (pendant que deux autres frottoirs le relaient vigoureusement sur scène) arpenter le public “armé” d'une bouteille de sauce épicée qu'il vient déverser dans le gosier de spectateurs aux anges ! Prudents (trouillards !), nous nous tenons quand même à l'écart… Carrier est bien sûr un chanteur et un accordéoniste compétent, mais il sait surtout se fondre au sein d'un combo d'une cohésion exemplaire. Et derrière le côté spectaculaire, grâce à la variété de son registre, il impose une musique hautement aboutie, parmi les plus édifiantes du genre.

 
Chubby Carrier


Earl Sally


Un peu lessivés, nous trouvons refuge sous la Gospel Tent qui accueille Arthur Clayton & Purposely Anointed. Mais ces gens-là pourraient vite vous conduire à l'extrême onction tant leur concert est bruyant et brouillon ! Harmonies vocales et nuances propres à cette merveilleuse musique sont totalement diluées en pleine cacophonie, ça braille tous azimuts avec un batteur qui a la finesse de Mike Tyson. J'ai décidément bien du mal avec ce “hard gospel” quand il oublie ainsi les fondamentaux… Nous ne nous attardons pas mais les choses ne s'arrangent guère sous la Blues Tent avec Sonny Landreth. Optant pour une formule en power trio, le guitariste est lui aussi desservi par une sono à nouveau d'un niveau déraisonnable. Mais il ne fait rien pour arranger les choses avec son blues rock pachydermique et sans âme. Incompréhensible quand on sait de quoi Sonny est capable quand il se cantonne dans un rôle d'accompagnateur (brillant) d'autres artistes…

 
Sonny Landreth


Véritable institution, le Preservation Hall Jazz Band a bien sûr vu son personnel varier depuis sa fondation il y a tout juste 50 ans, mais il incarne toujours à merveille l'esprit du jazz dixieland. Enraciné dans la tradition, le spectacle sous l'Economy Hall Tent débute assorti d’un défilé dansant et désuet de spectateurs rivalisant d'élégance, l'ombrelle étant évidemment de rigueur (Goin' to New Orleans)… Musicalement, c'est toujours impeccable bien que sans réelle surprise, avec The sun's gonna shine in my backdoor someday (Charlie Gabriel en verve au chant et à la clarinette), suivi d'un charleston débridé avec les danseurs Clarence Bushman et Giselle Anguizola pour allier plaisir des oreilles et des yeux. Soutenu par un Ben Jaffe omniprésent au tuba, le groupe surfe sur le langoureux (Whenever you're lonesome) puis se fait punchy avec la même constance dans la qualité (Rock a bye my baby). Assister à un concert de ce groupe intemporel est une expérience unique pour quiconque s’intéresse à la musique populaire américaine, et nous n’en ratons pas une seconde.

 


Charlie Gabriel et Mark Braud


Sur la scène Fais Do-Do, c’est l’heure d’aller voir les Punch Brothers et Chris Thile, dont la musique est définie comme du « bluegrass progressif empruntant des bases au classique ». Derrière cette formule quelque peu cérébrale (et dénichée sur Wikipédia !), se cache un string band composé de Chris Thile à la mandoline, Gabe Witcher au violon, Noam Pikelny au banjo, Chris Eldridge à la guitare et Paul Kowert à la basse, chacun s’exprimant également au chant. Et quelle que soit sa désignation, cette musique s’avère fort agréable et consistante, aussi bien sur des titres lents (Rye whiskey) que sur des sélections enlevées qui suggèrent plus le son néo-orléanais que le bluegrass (Ophelia). La révolution attendra, mais on ne s’ennuie pas.

 
Chris Thile, Paul Kowert, Noam Pikelny


Pour notre dernier concert, nous sommes face à un dilemme : d’un côté les Neville Brothers, de l’autre Rockin’ Dopsie Jr. Sans faire injure à ce dernier, si on considère seulement la reconnaissance internationale, il ne joue pas vraiment dans la même cour que les frangins… Partant toutefois du principe que nous avons déjà vu les Neville en France, que les chances de les y revoir demeurent réelles, que nous avons vu Aaron la veille ici même (et que la grande scène est quasi inaccessible !), nous commettons un crime de lèse-majesté et nous précipitons une dernière fois vers la scène Fais Do-Do. Aah, il a tout ouvert en grand, ce Dopsie-là ! Mais en plein air, c’est bien plus supportable que sous chapiteau, et de toute façon, rien ne semble pouvoir empêcher le groupe de nous estourbir en cette fin de festival. Maître de céans au washboard (ou frottoir ou rubboard, c’est comme vous voulez mais là on fatigue) et au chant, Rockin’ Dopsie Jr. est une infatigable bête de scène comme on en voit peu, qui va droit au but et ne vous laisse pas respirer un seul instant. Musicalement, pas d’erreur possible, il s’agit de zydeco bourré d’énergie doublé d’une invite à la danse, mais il s’aventure sur les pistes les plus diverses quant au choix des titres. Il y a d’ailleurs de quoi jouer au quiz : Living in America (si, si, juré, mais qu’en aurait pensé James Brown ?), Turn up the zydeco et Love the one you’re with (du zydeco, tiens !), Everybody needs somebody to love (re si, si, juré, le morceau de Solomon Burke popularisé par les frères Blues), Baby what you want me to do (meuh non, c’est pas Elvis ni les Stones qui ont écrit ce superbe standard du blues local, mais Jimmy Reed !), Beast of burden (ça, oui, c’est des Stones !)… Les Zydeco Twisters sont en outre au diapason et soutiennent leur leader avec vigueur, en premier lieu le guitariste et les frères de Dopsie, Anthony et Tiger (accordéon et batterie), pour un show dont le final prend une tournure apocalyptique.

 
Rockin’ Dopsie Jr


Et c’est fini ! Oui, c’est fini, pas le temps de réaliser et c’est sacrément brutal… Mais, de retour en France, on essaie sans y parvenir de mesurer l’énormité de l’événement, on se remémore les rencontres, les échanges et le partage avec des gens remarquables, bref, on réalise cette fois qu’on a passé un moment inoubliable. Et on se prend a espérer déjà qu’il se renouvellera. Mais en attendant, je ne voudrais surtout pas conclure ce compte-rendu sans remercier chaleureusement celles et ceux qui ont contribué à la réalisation de ce rêve merveilleux. Impossible de les citer ici, mais ils se reconnaîtront et je veux qu’ils sachent que nous pensons très fort à eux.


 Textes : Daniel Léon


Photos : Corinne Préteur