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Interviews / 31.08.2020

New Morning : un nécessaire retour à la vie. Entretien avec Catherine Farhi.

Musiciens, techniciens, tourneurs, clubs, festivals : la crise sanitaire a particulièrement affecté le secteur culturel. Alors que les incertitudes restent nombreuses sur l’avenir de la musique “live”, retour sur les derniers mois et perspectives avec Catherine Farhi, directrice du New Morning. 

Comment avez-vous appris l’entrée en vigueur du confinement ?

À ce moment précis, nous discutions avec Elliot Murphy pour maintenir ou non ses concerts des 13 et 14 mars. Hors Covid, une annulation est toujours pour nous une sorte de catastrophe, vraiment déprimante. Mais se posait déjà la question de la santé de l’artiste et des risques qu’il pouvait encourir. L’annonce du confinement a donc tranché pour nous. Et c’était d’autant plus symbolique que chaque année le New fête l’anniversaire d’Elliott avec ces deux concerts de mars. Une tradition : elle a été annulée et c’est la saison entière qui n’a pas eu lieu…

Quelles ont été les conséquences immédiates sur votre activité ?

Imaginez un train lancé à grande vitesse qui freine désespérément et s’arrête en rase campagne pour ne plus bouger… Quatre concerts de Brad Mehldau à guichets fermés, annulés ! Presque un crash, deux de Robin McKelle… Les répercussions financières qui se suivent, les Américains repartant précipitamment avant que tout ne se bloque. Les incertitudes sur la durée, les points de suspension, les annulations en cascades, les tournées, les programmations qui s’effritent. Et nous qui devions sans relâche continuer d’y travailler pour reporter en avril, puis mai, puis juin, puis juillet… puis l’automne ou l’année prochaine. Une toile de Pénélope à faire et défaire chaque jour sur une centaine de concerts avec une multitude de paramètres et de variables, pour chacun ; l’absence de perspectives… Et dans le même moment, arrivent le chagrin et l’impuissance : Manu Dibango emporté le premier, ensuite Wallace Roney, Lucky Peterson, Tony Allen, Lee Konitz… et tant d’autres. Tous d’irremplaçables amis qui s’en allaient l’un après l’autre sans adieux, tandis que nous avions les mains liées.

Avez-vous eu la possibilité d’anticiper la situation ?

Franchement non. D’ailleurs qui aurait pu imaginer ça ? Si on avait su, les choses se seraient peut-être passées autrement. Pour nous il était inimaginable que le cycle des concerts s’interrompe un mois entier, alors vous pensez : deux, puis trois, quatre… presque six mois ! Bien sûr, nous avons rapidement commencé à réfléchir et anticiper, nous savions bien que reprendre du jour au lendemain les choses où nous les avions laissées n’était pas réaliste. Il y avait des doutes sur mai, des espérances pour juin… mais qu’il n’y aurait pas de All Stars 2020 au New en juillet… non. Mais nos stars aussi étaient restées bloquées à l’étranger…

“Alors nous nous sommes faits autres pour ce temps particulier.”

Comment s’est passée la période du confinement ?

Paradoxalement plutôt bien, même si nous avons dû lutter sans cesse pour sécuriser la situation, limiter les pertes, protéger les salaires, trouver des ressources. Nous avons plus de chance en Europe qu’ailleurs et nous avons momentanément pu nous faire une raison. Le rythme des concerts à l’année au New Morning est très intense et ne s’arrête quasiment jamais, quelques semaines par an seulement depuis bientôt 40 ans. Alors nous nous sommes faits autres pour ce temps particulier, vécu une autre vie durant cet arrêt obligé de tout, ce moment – espérons-le – unique de l’histoire. Le silence, la dépollution, le beau temps… le temps. Pour notre équipe, celui de pouponner, de se soigner, de composer ou jouer, écrire, prévoir la suite, réapprendre le long quotidien à deux ou plus. Mais surtout, pour nous tous qui sommes de la nuit, qui dormons peu ou en décalé, nous avons repris l’habitude de voir le jour, le temps de se coucher, de dormir… Mais au bout d’un moment, le manque est revenu de plus belle : celui de l’équipe, des amis du New, des musiciens, de la musique, de l’heure des balances, de la magie de la salle qui se remplit et attend….

Catherine Farhi et Gil Scott-Heron, 2011. © Daniel Zonzon

Quel impact a eu cette période sur votre activité et sur celle de votre structure ?

En soi, c’est un désastre. C’est comme si rien n’existait. Zéro activité, zéro live, zéro gain, zéro contact, zéro certitude et tout de même encore des dépenses incompressibles même si pour l’instant les équipes sont relativement protégées… Et c’est ça pour l’ensemble de la profession. Le bateau tangue ou plutôt il est en cale sèche : c’est ce no man’s land qui fait la différence entre le manque à gagner et les pertes mais ça ne peut pas fonctionner indéfiniment. L’automne 2019 a été bon et nous a permis de tenir, mais jusqu’à quand ? Même si nous avons mis ce temps à profit pour faire quelques petits travaux.

Avez-vous pu bénéficier d’aides (publiques ou privées) ou d’une forme de solidarité au sein du secteur ?

Oui. Les aides dont nous avons bénéficié sont minimales mais elles ont été les bienvenues : chômage partiel, fonds de secours, etc. C’est le CNM (Centre National de la Musique) qui a toujours été le plus réactif et à l’écoute de nos problèmes. Nos syndicats aussi ont maintenu une veille constante, commentant et déchiffrant les décisions ministérielles et nous permettant de communiquer entre nous. La solidarité au sein du secteur se manifeste surtout dans les conseils et les échanges d’informations, ainsi que dans la confiance qui règne entre nous à la recherche de solutions. Avec des collègues nous avions même imaginé de mutualiser certains programmes, certaines lignes de com… Mais au milieu de tout cela, c’est surtout le Ministère de la Culture que j’ai trouvé particulièrement muet sur toute la période. Je n’ai pas eu la sensation que notre cause était comprise ou défendue. Il a fallu des articles, des lettres ouvertes de nombreux acteurs de la culture tous domaines confondus pour rappeler au gouvernement que nous étions un secteur nécessaire, qui plus est économiquement important, pour que l’on réponde quelque peu à nos inquiétudes.

“Les structures indépendantes comme les nôtres combattent à mains nues.”

“La vraie solidarité, celle qui nous a le plus touchés et qui nous a vraiment aidés, c’est celle du public.”

En ce qui concerne la musique et les salles de spectacle, le ministère met souvent en avant des aides qui sont utiles aux structures subventionnées – structures certes indispensables mais qui ne risquent pas la même chose que nous. Il ne semble pas comprendre que les structures indépendantes comme les nôtres combattent à mains nues pour défendre des projets artistiques dont la valeur n’est pas à démontrer, tout en restant de véritables acteurs de l’économie. Mais je dois dire ici que la vraie solidarité, celle qui nous a le plus touchés et qui nous a vraiment aidés, c’est celle du public. Les spectateurs fidèles, nombreux et attentionnés qui ont accepté de reporter le remboursement de leurs places de concerts suspendues en attendant la reprise et qui n’ont pas cessé de nous envoyer des messages de soutien et de chercher des moyens de nous aider. Pour ma part je dois aussi parler de la formidable équipe du New Morning tout statuts confondus et de la solidarité qui y règne sans qui le New n’aurait jamais pu traverser cette période ni affronter ce qui vient.

Lettuce. © Fouadoulicious

Comment voyez-vous les mois à venir ?

Durant toute la période, nous avons adapté, accru et alimenté l’activité de New Morning Radio en diffusant des DJ set inédits proposés par nombre de DJ et producteurs locaux et internationaux, ainsi que des émissions de talk et des hommages aux artistes disparus préparés par nos journalistes depuis chez eux et quelques concerts enregistrés au New Morning. Tout ce travail de programmation exceptionnelle aura permis de rester en contact avec nos fans, notre public en portant l’esprit du lieu chez eux dans sa forme virtuelle et dématérialisée…  

Nous avons aussi prévu la rentrée épineuse de l’automne. C’est en effet une période que je crains bien plus que celle que nous venons de vivre, car fonctionner avec les contraintes accablantes qui nous sont imposées économiquement sur fond d’incertitude et sans réelle politique d’appui peut s’avérer beaucoup plus dangereux. Avec les contraintes de distanciation nous ne parvenons pour l’instant même pas à un demi-remplissage de la salle ce qui est la limite minimale d’un début de rentabilité ou seulement de viabilité. C’est aussi une catastrophe pour l’activité du bar laquelle, déjà limitée, est d’autant plus aggravée par les problèmes de circulation dans la salle – alors même que les gens dans les rues font à peu près n’importe quoi.

“Le vrai danger réside désormais aussi dans une trop longue immobilité.”

Ajoutons-à cela que les aides comme le chômage partiel seront réduites à proportion de la reprise d’activité tandis que les charges elles reviendront quels que soient les gains ou le déficit final… Donc tous les coûts pèseront sur nous à plein alors même que nous travaillons à un tiers de notre potentiel et de nos revenus. Pourtant, l’évidence est bien qu’il faut à tout prix, mais intelligemment, revenir à la vie, car le vrai danger réside désormais aussi dans une trop longue immobilité.

C’est donc maintenant que l’État doit accompagner pas à pas ce retour d’activité par des mesures de protection adaptées… Qu’on ne me dise pas qu’il est plus facile et moins couteux de financer une économie à l’arrêt ! La reprise doit donc être encouragée, les pertes d’exploitation dues aux restrictions, compensées d’une façon ou d’une autre avec des baisses de charges modulées et une aide pour les salaires… jusqu’à parvenir au seuil acceptable de fonctionnement. Ce serait la seule façon constructive de procéder or, pour l’instant, il n’y a aucune réelle proposition en ce sens, et l’incertitude plane.

Pour notre part, en tout cas, il n’est plus question de jouer les Belles au bois dormant. Le spectacle doit renaître, et nous allons tenter d’y arriver avec l’aide des artistes et de notre cher public tout en assurant la sécurité sanitaire de tous. Il faudra tout de même patienter pour accueillir à nouveau les artistes américains ce qui nous pousse à faire preuve d’imagination, et à porter un regard plus que jamais créatif autour de nous sur la scène française foisonnante et sur nos talentueux voisins européens pour construire une programmation ambitieuse.

“Retrouver chaque jour un peu plus le rythme de nos passions.”

Nous offrons pour ces retrouvailles un retour “à la maison”, qui équivaut à sortir chez-nous au New avec pour septembre une entrée quasi gratuite et des prix très doux sur une programmation home made par nos groupes résidents historiques. Trois séries de soirées nées et développées au New ces dernières années : du 1er au 5 septembre, le collectif Let’s Get Together qui nous revient avec cinq sessions soul et gospel au format club et cabaret.  Du 7 au 12 sept, les jams de La Petite-Écurie disposeront de cinq jours de résidence pour décliner autant de variables thématiques autour du hip-hop, de la chanson française ou encore des musiques latines. Enfin du 14 au 19 septembre, ce sera au tour de nos fameux trublions du funk, Echoes Of avec leur concept Funk and the City, d’occuper la scène du New Morning pour cinq concerts au son des grandes villes américaines du Funk comme Detroit, Washington ou Philadelphia.

Il y aura dans la même veine, le groupe Ishkero, mais aussi le pianiste Gregory Privat et son nouvel album, les fabuleux cubains de Las Maravillas de Mali, Jo Kaiat, une nouvelle édition des 50 More Years Of Funk avec ses DJ résidents et le live de The Big Hustle. Et, en signe de renaissance, le retour de Robin McKelle – dont les concerts avaient été annulés au tout début du confinement… Et bien d’autres beaux soirs dans une programmation que nous dévoilerons au fur et à mesure pour retrouver chaque jour un peu plus le rythme de nos passions, les miracles quotidiens de la musique, la fête partagée qui recommence, espérons-le, pour ne plus s’arrêter.

Propos recueillis par Frédéric Adrian en août 2020.
Photo d’ouverture : Let’s Get Together © Cindy Voitus

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Let’s Get Together. © Cindy Voitus
Catherine FarhiCindy VoitusFouadouliciousFrédéric AdrianNew Morning