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Chroniques / 15.05.2020

Moses Sumney, græ

« L’isolement vient de “insula” qui signifie île (…). Et c’est ainsi que j’ai vécu : insulaire. » : c’est par ces mots récités, qui résonnent comme un hymne au confinement actuel, que s’ouvre et se referme le double album de Moses Sumney. En vingt titres, en comptant les brefs interludes, le chanteur, guitariste et compositeur développe les thèmes de la solitude, de l’ambivalence, de la vulnérabilité surtout. “Græ” comme græ-ness, le gris ou la glorieuse complexité de l’entre-deux, des marges, des identités multiples, des vérités contrariées.

Les textes tirent leur beauté masochiste (« Have I become the cavity I feared ? Ask me in twenty years »), leur profondeur et leur provocation (« Am I just your Friday dick ? ») de la souffrance intime dans laquelle ils creusent. Une souffrance à son paroxysme dans Polly qui évoque une relation dans une impasse : dans la vidéo associée, insoutenable et captivante à la fois, Moses Sumney est en larmes, face caméra. Les compositions créditent une quarantaine de collaborateurs parmi lesquels FKJ et Shabaka Hutchings qui interprètent l’instrumental de Colouour, une des plus belles compositions infusées au jazz comme également Virile. Mais le chant, lui, est unique, acrobatique, surréel et sensuel, touché par la grâce. Et s’il nous fait penser à celui d’une femme (dans Me in 20 years et Keeps me alive) comme à celui d’un homme, c’est parce que la vérité s’accommode mal des certitudes, non ? Textes, compositions, chant font définitivement de “græ” un chef-d’œuvre inclassable.

Alice Leclercq

Note : ★★★★★ (Le Pied)
Label : Jagjaguwar
Sortie : 15 mai 2020

Alice LeclercqJagjaguwarMoses Sumney