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Brèves / 17.01.2014

Mort d’Amiri Baraka, l’(étr)ange démoniaque

Cela faisait longtemps qu’il souffrait d’un diabète de plus en plus invalidant. Hospitalisé depuis quelques semaines, Amiri Baraka a donc perdu son dernier combat des suites de complications après une opération. Et ce 9 janvier 2014 restera marqué par la disparition d’un homme insaisissable, qui aura profondément marqué l’histoire des Afro-Américains. Sans nécessairement s’inscrire en exemple. Né Everett LeRoi Jones le 7 octobre 1934 à Newark dans le New Jersey, il a d’emblée du mal à se situer dans un climat social et racial troublé. Passionné de jazz, de poésie et de théâtre, aussi brillant qu’instable, il étudie la philosophie mais en multipliant les universités, et sans d’ailleurs obtenir de diplôme. En 1954, il s’engage dans l’armée, dont il est exclus après trois ans, certains de ses écrits lui valant d’être accusé de communisme… Il s’installe alors à Greenwich Village, ce quartier de Manhattan dit de la Bohème fréquenté par des artistes. Il y  trouve d’abord son compte et fonde un théâtre, le magazine culturel Yugen et Totem Press, une maison d’édition certes modeste mais à l’origine des premières publications d’écrivains essentiels de la Beat Generation dont Jack Kerouac et Allen Ginsberg. En 1960, il se rend également à Cuba, un voyage qui changera sa vision de la société et contribuera sans doute à l’orienter vers le radicalisme.

Parallèlement, en 1961, il sort son premier recueil de poèmes, Preface to a Twenty Volume Suicide Note, qui révèle un onirisme étrange qui s’effacera progressivement au profit d’une vraie fureur. Quand l’ange devra composer avec ses démons. En attendant, deux ans plus tard, Jones publie le très fameux Blues People: Negro Music in White America (traduit en français en 1968 sous le titre Le Peuple du blues). À l’époque, les publications sur des musiques comme le blues et le jazz proviennent souvent de témoignages et de collectes sur le terrain, et les auteurs (comme Sam Charters et Paul Oliver) qui proposent de véritables études sont encore bien rares. En outre, ce sont des « découvreurs » qui considèrent surtout l’aspect stylistique. Et  ce sont des Blancs… Avec Blues People, Jones se distingue en livrant une œuvre sociale et critique qui analyse l’influence des musiques afro-américaines sur l’évolution de ce « peuple du blues », le peuple noir.


© : DR

Mais dans cette Amérique très marquée par la lutte pour les droits civiques, Jones se retrouve dans la politique et l’activisme. Comme un autre quartier célèbre lors de la Harlem Renaissance dans les années 1920, Greenwich Village est toutefois un peu trop sage pour qu’il puisse exprimer ses idées. Et Malcolm X vient de se faire assassiner. Alors direction Harlem, qui n’a plus rien de sage… Car quand il côtoie les leaders des droits civiques, il se rapproche justement plutôt de Malcolm X que de Martin Luther King. Malcolm X le dur, dont le père fréquentait un certain Marcus Garvey (1887-1940), né en Jamaïque mais qui trouvera à partir de 1916 aux États-Unis un terreau fertile pour sa propagande du « nationalisme noir », instaurant pour écrire simple une sorte de racisme « inversé ». Au lendemain de la Première Guerrre mondiale, il créera même une compagnie transatlantique (la Black Star Line) pour que les afro-américains regagnent leur continent d’origine. Puis il tombera pour escroquerie, connaîtra prison et exil.

LeRoi Jones s’inscrit un peu en héritier. Il largue sa femme et assène cette sentence mémorable : « Nous voulons des poèmes qui tuent. » Arrêté durant les émeutes de Newark en 1967 (vingt-six morts), il échappe de peu à la prison et devient Baraka. La suite de son œuvre concerne moins notre spectre, mais la musique reste présente, citons seulement le lapidaire « In the Funk World», écrit en 1969 : If Elvis Presley is King, Who is James Brown, God?. On lui doit également deux autres livres dans notre registre, Black Music (1968) et The Music: Reflections on Jazz and Blues (1987). Parallèlement, Amiri Baraka se consacrera à l’enseignement et à l’écriture, et on admet aujourd’hui qu’il fait partie des plus grands poètes de son temps. Sans doute le parcours d’un génie, mais maculé de quelques taches que l’histoire ne peut oublier, ses idées extrémistes l’ayant en effet conduit à faire preuve d’antisémitisme. Il est vrai que la violence inouïe de son poème « Somebody Blew Up America » après les attentats du 11 septembre 2001 à de quoi effrayer. Maladresse ou provocation ? Allons, la première sert trop souvent de parapluie à la seconde. Dès lors, comme l’écrit Francis Marmande en conclusion de son bel article du 15 janvier dans Le Monde, « faisons avec »
Daniel Léon.