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Live reports / 05.04.2013

LUCERNE BLUES FESTIVAL

Le festival de Lucerne est chaque année un rendez-vous incontournable pour l'amateur européen de  blues. De vrai blues, sous toutes ses formes : du Delta blues au blues-rock, du Chicago blues au soul-blues de Memphis ou Jackson, du jump blues de la Côte Ouest au zydeco de Louisiane ou du Texas, avec même la dose syndicale de groupes européens. Cette année fut sans doute à placer parmi les plus belles.

 

Jeudi 15 novembre

C'est en effet rien moins que le grand Charlie Musselwhite qui, à 19 heures pile, ouvre le bal au Casino de Lucerne : d'abord en solo, c'est un poète du Mississippi qui envoûte tel un vieux sage à la manière de ceux qui ont été ses amis, John Lee Hooker ou encore Big Joe Williams. Son guitariste, puis le reste de son groupe, le rejoignent ensuite pour terminer un set qui n'aura fait que monter en puissance. Charlie a pris de l'âge, mais sur scène on ne le remarque pas. Après le vieux maître, c'est la jeune garde qui s'empare de la scène, avec Marquise Knox et son groupe. Knox, la vingtaine, vient de Saint-Louis et joue avec conviction un blues robuste, qu'il ne s'amuse pas à déformer de manière racoleuse pour flatter le plus grand nombre. Il interprète Muddy Waters, joue la guitare posée sur ses genoux à la manière de Jeff Healey, et se montre bon showman – non pas dans le sens où il joue l'épate, mais dans le sens où son langage corporel renforce les paroles.

 


Charlie Musselwhite

 


Marquise Knox

 

Une heure et demie après, c'est une Chicago Blues Revue bien juteuse qui monte sur scène : emmenée par le sémillant harmoniciste Bob Corritore, l'expert guitariste Billy Flynn, le bassiste vétéran Bob Stroger et le fin batteur Kenny Smith, elle voit se succéder Elmore James Jr. (fidèle à son paternel), Eddie C. Campbell (qui part bien mais qui cabotine un peu trop, offrant au public l'occasion de souffler un peu) et l'enivrant John Primer en guise de feu d'artifice final. Primer tire sans problème les marrons du feu : c'est un très grand bluesman qu'on reverra avec délectation dans la tournée française du Chicago blues Festival. Enfin, c'est Barbara Carr qui termine la soirée : plus blues que soul, avec un groupe qui en veut (parfois même un peu trop), elle sait s'adapter au contexte et offre un superbe set, conviant Marquise Knox pour un échange jouissif sur It hurts me too / The sky is crying. C'est aussi pour ce genre de rencontres qu'on aime les festivals, et ça rattrape le fait que les guitaristes de Chicago n'aient pas joué ensemble ! Beau succès. Pendant ce temps-là, à une heure du matin, une autre revue prend place sur la scène façon “club” du Casineum : l'harmoniciste Mark Hummel et les guitaristes Charlie Baty et Anson Funderburgh, avec leur Golden State / Lone Star Revue emmenèrent un public ravi jusqu'aux petites heures du matin. La bonne humeur de Hummel est communicative, son sens de l'instrument hérité de Little Walter absolument bluffant. C'est bon de voir Little Charlie et Anson Funderburgh de retour : le premier joue comme un vrai possédé, le second plus stoïque n'est pas en reste, et la complicité entre les deux instrumentistes éclate en notes bien saignantes. Une nuit éreintante et en tout points exceptionnelle.

 


Elmore James Jr.

 


Eddie C. Campbell

 


Barbara Carr

 

Vendredi 16 novembre

Nouvelle nuit de folie le lendemain, qui commence avec Sista Monica Parker dans un registre soul-blues absolument captivant. Sista Monica fait plus que rendre hommage aux grandes chanteuses qui l'ont inspirée (Ruth Brown, Etta James, Koko Taylor et Katie Webster dont elle reprend le bouleversant Pussycat moan) elle se place à leur niveau. Allez la voir à la moindre occasion ! La revue texano-californienne emmenée par Mark Hummel avec Little Charlie et Anson Funderburgh prend la suite, avec tout autant de verve que la veille : la foule est compacte et pourtant les gens dansent ! Arrivée attendue ensuite de la « Reine de la Soul de New Orleans », à savoir Irma Thomas. À plus de 70 ans, la voix encore incroyablement souple, elle assure un set impeccable. Évidemment elle interprète les vieux classiques de son répertoire, Ruler of my heart et Time is on my side, et on frissonne. Mais pourquoi se sent-elle obligée de terminer ses concerts par une fausse note : ce Simply the best qui tient de la pire variétoche ? Pas grave, le festival distribue des boules Quiès à l'entrée. De toute façon, le sourire radieux et désarmant d'Irma rattrape tout et, malgré la fatigue d'une artiste qui a tout donné sur scène, elle rejoint vite ses admirateurs pour une interminable séance photos. Pour clore la soirée (sur la scène du Casino du moins), le blues-rock est à l'honneur avec un vétéran (il a commencé en 1957 sur le label Cobra, avec Willie Dixon et Otis Rush!), à savoir Guitar Shorty. En pleine possession de ses moyens, il joue une musique âpre et puissante, qui livre ses subtilités sur scène à défaut de le faire sur disque. Un bon backing band et du blues-rock graisseux de cols bleus comme on l'aime, avec un long Hey Joe légitimé par sa connexion hendrixienne. Fabian Anderhub, paraît-il vainqueur d'un tremplin pour participer au prochain International Blues Challenge à Memphis, aurait pu en prendre de la graine mais, pas de chance pour lui, son concert avait lieu au même moment  sur la scène du Casineum. Le matos de ce vague sosie de Kenny Wayne Shepherd délivre un bruit assourdissant, et ses rythmes sont d'une raideur toute teutonique. On est venu, on a vu et on est retourné écouter Guitar Shorty ! Et on ne finira pas la nuit sans revenir au vrai blues avec, pour succéder à Anderhub au Casineum, le retour sympathique de la Chicago Blues Revue.

 


Sista Monica Parker

 


Mark Hummel

 


Anson Funderbugh et Earnest “Guitar” Roy

 

Samedi 17 novembre

La dernière soirée, avant le brunch du dimanche assuré par Irma Thomas (celui d'avant-festival avait été animé par Barbara Carr), commence avec du bon, du brut. Ernest “Guitar” Roy est un vieux de la vieille, qui s'était fait remarquer sur disque en accompagnant rien moins que Big Jack Johnson ou Frank Frost (sur Earwig, prenant même la vedette le temps d'un Ernest's groove sur le disque de Frost). Il gagne à être vu live : énergique et communicatif, son blues est moins basique qu'on ne pourrait s'y attendre et le public est chaud en quelques minutes à peine ! Pour lui succéder, faisons connaissance avec Josh Smith, un jeune guitariste soul-blues de Floride, né en 1979. Smith  a déjà de l'expérience : il a démarré à 15 ans à peine et a récemment été embauché dans le groupe de Raphael Saadiq. Si son entrée en scène est alléchante, avec deux morceaux où il se montre fin guitariste et où le groupe tourne rond, ça se banalise vite. Dans le même créneau, je préfère Malted Milk. Qu'à cela ne tienne, c'est Charlie Musselwhite qui suit, pour un set cette fois complètement électrique et toujours aussi fiévreux. Son batteur June Core est absolument génial. Matt Stubbs, à la guitare, a fait de nets progrès depuis son entrée dans le groupe et il se fait copieusement applaudir dès qu'il balance de méchants chorus rock presque garage. Bien, mais je ne peux m'empêcher de penser que le précédent guitariste de Charlie, Kid Andersen, était quand même d'un autre niveau dans le même registre. Bah, tant pis, c'est du Charlie Musselwhite comme on l'aime, roots et généreux. Pour conclure la soirée au Casino, place ensuite au torride zydeco de la jeune accordéoniste (et superbe chanteuse) Rosie Ledet accompagnée de ses Zydeco Playboys. C'est frais, joyeux, électrisant et on en redemande. Dans la salle du Casineum, Rita Engedalen & Backbone me semble interpréter un répertoire folk / americana assez risqué à cette heure tardive, mais comme c'est Guitar Shorty qui conclut, le public ne risque pas de s'endormir.

Un mélange des blues et des générations, sur scène comme dans la salle, qui n'appartient en Europe qu'à Lucerne : si la salle exiguë a ses inconvénients (assister à l'ensemble des concerts est proprement éreintant !), elle permet une réelle proximité avec les artistes. Ajouté à la durée généreuse des sets, c'est donc chaque année une véritable plongée au cœur des musiques que l'on aime.

Éric D.

Photos © B&W