;
Live reports / 11.12.2015

LEGENDARY RHYTHM’N’BLUES CRUISE #25

Bien que ce mode de loisir se soit considérablement développé, le concept de “croisière” est encore trop connoté négativement. Si en plus, vous y coller l’étiquette “rhythm’n’blues”, vous obtenez pratiquement un oxymore. C’est pourtant cette formule thématique à succès qu’a lancé cet ex-promoteur de club de Kansas City, Roger Naber, en transformant une semaine de navigation avec trois escales exotiques en un gigantesque festival flottant aux multiples scènes simultanées – y compris une construite pour l’occasion sur le pont arrière – pour que les croisiéristes puissent goûter à tous les plaisirs. Quant aux artistes, ils sont ravis d’un tel confort et en redemandent. L’organisation et la maîtrise du calendrier sont impeccables : tout est prévu et pensé, y compris le réaménagement de l’horaire et des lieux en cas de pluie (ce fut le cas)… Les réponses vous sont données avant même d’avoir formulé la question. Evolution “bobo” de styles nés sur les porches et dans les juke joints ? Bien sûr. Est-ce réversible ? Non. Le programme chargé et varié vous familiarise très vite avec les couloirs et ascenseurs menant aux différentes scènes et le concours de déco de la porte de cabine (en plus, nous approchions d’Halloween) vous balise le trajet.

La veille du départ, dans un grand hôtel de Fort Lauderdale, la South Florida Blues Society organisait sa party de lancement, avec leur finaliste à la compétition de Memphis, Ben Rice (vo, g) trio (assez jazzy) et la Kat Riggins Blues Revival, revue nostalgique à la Ike & Tina. Joe Gilmore (vo, g), résident proche, assure. Allen Toussaint se promène dans le jardin. Que la fête commence !

Barbecue rassembleur sur la plage arrière et grand hommage à B.B. King, dirigé par son batteur-chanteur Tony Coleman. À ma gauche, les cuivres maison (dont Nancy Wright et Keith Crossan aux ténors et Randy Oxford au trombone). À ma droite, des claviéristes, dont Marty Sammon (de chez Buddy Guy), Buckwheat Zydeco (orgue), des bassistes et autres guitaristes invités autour de Ronnie Baker Brooks : Tommy Castro, Theodis Ealey, Vasti Jackson, Irma Thomas. La classe dans tous les sens du terme.

Jarekus Singleton (vo, g). C’est le nouveau Luther Allison, venu du Mississippi. Groupe soudé à robuste batteuse. Le titre qui monte : It’s a crime scene, aux solos acérés.

 


Keith Crossan et Nancy Wright

 


Ronnie Baker Brooks

 


Vasti Jackson, Tony Coleman, Tommy Castro

 


Jarekus Singleton

 

Rick Estrin (vo, hca) & The Nightcats. Un régal pour les amateurs de jump blues aux vignettes humoristiques et salaces (quel talent de conteur !). Et puis, cet extraordinaire guitariste de Kid Andersen : quel showman ! Au cours d’un set, en un seul morceau fourre tout, il résumera toute la culture instrumentale surf 60’s, allant jusqu’à produire des effets à la Link Wray avec son téléphone portable !

 


Kid Andersen et Rick Estrin

 

Irma Thomas (vo). Soft soul mélodieuse néo-orléanaise. Elle représente une des voix emblématiques de la Cité du croissant et de la thématique de la croisière. Interviewée avec Allen Toussaint, ils racontèrent leurs débuts difficiles communs. Tout de blanc vêtue, elle présentera aussi un set gospel en compagnie d’une organiste (Diane Peterson) et d’un vétéran, Jimmy Lynch. Brunch servi en salle, comme dans certaines églises/temples protestants.

Randy McQuay. Jeune homme-orchestre au style désuet mais sympa.

Terrance Simien & The Zydeco Experience (vo, accordéon). Traditionnel et emballant, comme il se doit. Spécialiste du diatonique. Quelques influences reggae. Colliers de carnaval distribués en abondance. Les danseurs font la fête.

Allen Toussaint. Ce grand timide classieux aux costumes brillantissimes, qui prend ses repas au milieu des croisiéristes et ne se fait jamais prier pour se faire prendre en photo (c’est l’anti- Dr. John) est – était, hélas – LA figure invitée de New Orleans. Voix intimiste, mains effleurant le clavier et troussant des mélodies reprises par les plus grands, son interprétation instrumentale de St James Infirmary est un chef-d’œuvre de nuances orchestrales. Sublime ! Quelle perte brutale !

 


Allen Toussaint

 


Marcia Ball et Irma Thomas

 

Au piano-bar – passage nocturne et quotidien aux “petites heures” –, une belle brochette de praticiens et d’invités se succèdent toute la semaine, en dialogue permanent avec les amateurs : Mitch Woods, sa gouaille débonnaire et sa frappe bien roulante. Darrell Nulisch (vo, hca), peut s’exprimer facilement sans micro (!), en duo blues avec Tom West. Deanna Bogart (vo, p), plus sophistiquée, mélange les styles. Marty Sammon : davantage funky mais qui me dédie un boogie au nom d’un vieux souvenir commun. Passent et jamment : Fiona Boyes (g), Rick Estrin (hca), Kid Andersen (g). J’ai gardé le plus extravagant, le plus entertainer de tous pour la fin : le Reverend Billy C. Wirtz, cheveux longs et bras tatoués, seul membre attitré de sa Première Eglise de la Dévotion au Polyester (sic). Quel conteur d’histoires bourrées d’images façon comic books, débitées sur un rythme de bonimenteur ou de vendeur de casseroles sur les marchés. Les piliers de bar s’effondrent de rire sur le piano, pendant qu’il mime ses personnages délirants (exemple : son mariage avec une catcheuse naine et sado-maso…) tout en roulant à fond le clavier. Culturellement impossible à faire venir chez nous.

 


Fiona Boyes

 


Marcia Ball, Rick Estrin, Darrell Nulisch

 


Reverend Billy C. Wirtz

 

Marcia Ball (vo, p). Prenez des paroles célébrant la vie sur fond de shuffles raciniens Texas-Louisiane dirigeant un groupe soudé où œuvre le nuancé Mighty Mike Shermer (g) et vous obtenez à chaque set du bon vieux R&B dansant mais non nostalgique.

Tommy Castro (vo, g). Le guitariste-chanteur propose deux formules très populaires parmi les croisiéristes : son band The Painkillers, aux tonalités cinglantes plus rock, et sa revue, qui là emporte mes suffrages : Magic Dick (hca), terminant obligatoirement par son boogie instrumental inspiré de James Cotton : Whammer jammer ; roboratif. Le même harmoniciste au sound rugueux se produit en duo avec un étonnant guitariste acoustique (amplifié) d’origine singapourienne, né à Chicago et résident à Boston, Shun Ng. Virtuosité et punch pour cette formule dite traditionnelle mais qui interprète sans ridicule du Miles Davis ou du James Brown (!).

Deanna Bogart (p, vo, s). Pourquoi donc les promoteurs européens ne l’invitent-ils que trop peu ? Chant, piano, sax et impros, rien n’arrête cette jolie petite brunette dynamique capable de rivaliser avec des ténors de la Baie de San Francisco (Keith Crossan, Nancy Wright) ou provoquer en duel son guitariste du moment, l’Écossais Matt Schofield (sound trop dur pour moi). Je n’ai pas toujours le feeling pour apprécier la large palette de son répertoire mais quelle présence ! Qu’elle confirme au sein de la revue R&B de Tommy Castro. Elle ferait un malheur dans nos festivals de boogie mais ça, seul Silvan Zingg l’a compris.

 


Magic Dick et Shun Ng

 


Deanna Bogart

 

Buckwheat Zydeco (vo, acc, org). Répertoire zydeco plus varié soul grâce à son jeu de Hammond et son trompettiste. Le vétéran Lee Allen Zeno tient la basse.

Corey Harris band (vo, g). Je me suis détourné de sa carrière trop racinienne. Pour la croisière, il revient à des fondamentaux plus R&B. C’est le “nouveau” Taj Mahal.

 


Buckwheat Zydeco

 


Corey Harris

 

Tab Benoît (vo , g). Trop violent et sec à mon goût. C’est au cours de sa prestation nocturne dans le port, sur la scène en plein air du pont arrière, que la police de La Nouvelle-Orléans menacera le capitaine d’une amende, pour tapage nocturne (!). D’ailleurs, nous mettons les voiles, si j’ose dire.

Theodis Ealey (vo, g). Je suis partagé entre la réussite de son côté hard Luther Allison et ses effets sonores par trop Hendrix. Sa pièce musicale à deux chanteuses-récitantes, The blues is a woman, jouée dans le petit théâtre me plaît davantage.

 


Theodis Ealey

 

The Californian Honeydrops. Avec une thématique de croisière aussi ciblée, ils me font songer à des Meters blancs, tant sur le bateau qu’au club Howlin’ Wolf, où ils font l’avant-programme de Kenny Neal & band, toujours aussi énergique avec les invités habituels (R.B. Brooks, notamment). Même aux escales ça déménage ! D’autant plus que le magazine blues embarqué Big City Rhythm & Blues organise son propre événement à la Louisiana Music Factory, le dernier disquaire indépendant de la ville. Nous y avons apprécié Little Freddie King (vo, g), Paul Filipowicz (g, vo) qui est sous-estimé comme soliste… Quinn Sullivan (g), le petit protégé de Buddy Guy, vient y jammer. D’autres vedettes locales (dont Walter “Wolfman” Washington) y sont passées pendant notre promenade.

 


Kenny Neal

 

Quant à l'escale de Key West, l’ambiance carnaval-Halloween atteint son apogée au Sloppy Joe’s, le bar historique d’Ernest Hemingway, avec deux longs sets de Mitch Woods en version revue R&B cuivrée dansée par deux go go girls peinturlurées. Qu’est-ce qu’ils sont bons !

 



Mitch Woods

 

J’ai gardé le meilleur pour la fin de cette chronique : Buddy Guy. Époustouflant le premier soir ! Malgré un rhume de gorge qui ajoutait de la raucité à ses vocaux déclamatoires (« Je viens en Floride et j’attrape froid, moi qui suis de Chicago ! »), il mitraille dès son introduction scénique et pendant une heure trente, son punch ne fera aucun prisonnier. Le sound de sa Strat est brillant, le groupe renchérit et le patron se livre à fond, alliant des effets à la Hendrix – sa guitare semble avoir une vie propre – aux solos les plus acérés, et ce jusqu’au premier balcon ! Les spectateurs, debout, l’entourent, le soutiennent, le touchent sans restriction aucune ! Pour moi, c’est du jamais vu, lui qui d’habitude restreint les photographes après trois titres. Grandiose ! Il clôturera en apothéose avec Quinn Sullivan et R.B. Brooks, tout heureux de jouer sur la guitare du maître. Tom Hambridge, producteur-chanteur de son dernier album le rejoindra pour une de ses compositions. À noter que le propre set de Hambridge, sur une autre scène et avec ses musiciens n’a pas capté mon attention et son soliste lourd roule des mécaniques. Le lendemain soir, léger roulis : Buddy Guy exigera une chaise et ne la quittera pas. Comme quoi, le hasard et les circonstances… Je ne crois pas que je le reverrai encore dans de telles conditions aussi magnifiques. Votre chroniqueur marche encore sur l’eau après une semaine pareille.

Texte et photos : André Hobus

 


Buddy Guy