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Brèves / 16.09.2014

Joe Sample, un croisé nous quitte

Durant l’été 2012, après une énième reformation, les Jazz Crusaders avaient fait une tournée en France, et nous les avions vus en plusieurs occasions. À l’époque, rien ne laissait penser que leur pianiste Joe Sample s’éteindrait deux ans plus tard, ce 12 septembre 2014, à l’âge de 75 ans. Car dans nos compte-rendus, il était beaucoup question de Sample. Ainsi, présent au New Morning à Paris, Frédéric Adrian écrivait : « C’est clairement le pianiste, particulièrement inspiré, qui assure la direction musicale de l’ensemble, quitte parfois à perdre en chemin ses partenaires : il sera même obligé d’interrompre une longue introduction au piano pour leur indiquer quel titre il va jouer, au vu de la perplexité des deux souffleurs ! » Quant à moi, après Jazz à Vienne, je soulignais que « les trois musiciens ont de beaux restes, surtout Sample à son avantage sur Eleanor Rigby et New time shuffle qu’il porte avec un allant certain ». Mais depuis quelque temps, le pianiste souffrait d’un cancer du poumon, contre lequel il a donc fini par rendre les armes, quelques mois après son complice tromboniste Wayne Henderson.


Sample, Wilton Felder et Wayne Henderson au New Morning le 16 juillet 2012. © : Stella-K

C’est dire combien le saxophoniste et bassiste Wilton Felder, autre membre fondateur du groupe en 1960, risque d’avoir du mal à entretenir la flamme à l’avenir… Leur nom le suggère bien, les Jazz Crusaders sont à la croisée de plusieurs genres qui dépassent le cadre du seul jazz, à l’origine d’une musique novatrice et originale, et le parcours de Joseph Leslie « Joe » Sample mérite à ce titre une grande considération. Né le 1er février 1939 à Houston au Texas, il apprend le piano très jeune, à seulement cinq ans, auprès du pianiste et organiste classique Curtis Mayo. Tout en poursuivant des études qui le mènent jusqu’à l’université (il n’obtiendra toutefois pas de diplôme), il forme avec Wilton Felder, le batteur « Stix » Hopper, puis  Wayne Henderson, les Swingsters et le Modern Jazz Quartet, enfin les Jazz Crusaders en 1960 quand les musicians s’installent à Los Angeles.

Dans la lignée des Jazz Messengers du génial batteur Art Blakey, Sample et consorts font d’abord dans le hard bop, ce que confirme leur premier album en 1961, « Freedom Sounds ». Mais l’ambiance de la Côte Ouest du début des années 1960, alors bouillant melting-pot propice au mélange des genres, et le jeu versatile d’un Sample qui évolue vers un swing détendu, conduisent la formation sur le chemin d’un smooth jazz de plus en plus teinté de soul et surtout de funk, voire un peu plus tard de pop. Une musique alors très novatrice, presque « progressive »… Dans cette même décennie, les Jazz Crusaders enregistrent aussi sous le nom de Young Rabbits, puis seulement de Crusaders à partir début des années 1970, pendant que Sample a entamé parallèlement une carrière solo en 1969 (avec le disque « Fancy Dance »). Il est donc assez malaisé de s’y retrouver dans leur(s) discographie(s)… Joe Sample est également un musicien très demandé, et on ne compte plus ses collaborations qui s’étendront au fil du temps au rock, à la pop et au classique (Joni Mitchell, Joe Cocker, Steely Dan, Eric Clapton, Lalo Schifrin…). Plus en lien avec notre spectre, on le retrouvera aux côtés de Jimmy Witherspoon, Marvin Gaye,  Tina Turner, George Benson, Anita Baker, Minnie Riperton, B. B. King, The Supremes…

Après six albums sous son nom au tournant des années 1970 et 1980, il quitte « officiellement » une première fois les Crusaders en 1983 et semble revenir plus franchement au jazz. Il reste présent au sommet des charts avec une belle constance, dans le domaine du jazz bien sûr (« Oasis » en 1985, « Invitation » en 1993, « Sample This » en 1997), le temps d’un album plus smooth tendance R&B réalisé en 1999 avec Lalah Hathaway, « The Song Lives On », enfin avec Randy Crawford dans les années 2000. En 2003, les Jazz Crusaders se reforment et enregistrent deux albums dans l’année. Il faudra attendre 2010 pour une autre réunion (sans le batteur « Stix » Hopper) qui les voit cette fois repartir également en tournée. En 2013, Sample, qui décidément s’intéresse à tous les courants, fonde The Creole Joe Band et enregistre un disque du même nom. C. J. Chenier, convié au chant sur l’opus, nous confiait dans notre numéro 215 : « Il voulait une bonne grosse voix bien blues. Car avec ce disque, il ne fait ni jazz ni funk comme habituellement, mais de la musique purement louisianaise. Et c’était amusant, car à certains moments, sur des chansons, on sentait bien qu’il revenait au funk, qu’il redevenait lui-même, on a bien ri avec ça. » Gardons donc cette image de Joe Sample. Tout en retenant que si son nom signifie « échantillon », il nous a offert avec talent durant plus de cinq décennies un panorama incroyablement étendu de la musique populaire américaine.
Daniel Léon