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Hommages / 06.12.2022

Jim Stewart (1930-2022)

Un ancien boxeur, le fils de l’ambassadeur de Turquie et un banquier violoniste amateur : sans ces trois figures, très différentes dans leur parcours et dans leur tempérament, le visage des musiques populaires afro-américaines n’aurait pas été le même et, si c’est, pour résumer, Sam Cooke qui a inventé la soul, ce sont eux – Berry Gordy, Ahmet Ertegun et Jim Stewart – qui en ont fait le son de l’Amérique tout au long des années 1960 et ensuite. 

Né à Middleton, dans le Tennessee mais à quelques kilomètres seulement du Mississippi, il s’installe à la fin de ses études à Memphis, où il travaille comme banquier avant et après son service militaire. Passionné de musique, il se lance dans la violon sous l’influence de la star du western swing Bob Wills, mais, conscient de ses limites en tant que musicien, décide rapidement de se concentrer sur la production. Dès la fin des années 1950, il lance son propre label, Satellite, basé à l’origine dans son garage de Brunswick dans le Tennessee. Avec l’aide du guitariste Chips Moman et l’appui financier de sa sœur Estelle Axton, il publie sans grand succès une poignée de 45-tours entre country et rockabilly et déménage le studio à Memphis dans un ancien cinéma, le Capitol Theater à l’angle des rues McLemore et College, implanté dans un quartier majoritairement afro-américain. 

Le destin de Stewart prend un virage inattendu le jour où frappe à la porte du studio une personnalité bien connue de la scène musicale de Memphis, le disc-jockey et chanteur Rufus Thomas. Accompagné de sa fille Carla, tout juste âgée de 16 ans, il vient proposer une de ses compositions, Cause I love you. Totalement ignorant, de son propre aveu, des musiques afro-américaines, Stewart identifie le potentiel de succès commercial de la chanson, et le 45-tours sort rapidement et connaît un certain succès, au point qu’Atlantic décide de le republier sous son étiquette Atco, marquant le début d’une relation professionnelle tumultueuse.

Avec l’appui de Chips Moman, plus connaisseur des musiques afro-américaines, le label enchaîne publie ensuite plusieurs singles d’artistes issus de la scène locale comme le bluesman Prince Conley et la chanteuse Barbara Stephens et décroche deux tubes majeurs avec le premier disque solo de Carla Thomas, Gee whiz, et l’irrésistible Last night des Mar-Keys. Ces succès attirent l’attention d’un autre label déjà baptisé Satellite, et Stewart est obligé de changer de nom, optant pour une contraction de son nom et de celui de sa sœur : Stax. 

Le changement d’étiquette ne vient pas interrompre la trajectoire du label, qui enchaîne les succès et les découvertes, puisant largement dans la scène musicale de Memphis – Booker T & the MG’s, William Bell… – et d’ailleurs – Otis Redding, Sam & Dave… Loin des ambitions tentaculaires d’un Berry Gordy, Jim Stewart est attentif à garder la dimension de proximité chez Stax : outre son rôle de président et de propriétaire du label, il en reste au quotidien l’ingénieur du son des principales séances – y compris pour des labels extérieurs, comme quand Atlantic envoie Wilson Pickett bénéficier du Memphis Sound – et le producteur en chef, capable d’imposer sa volonté aux artistes, comme lorsqu’il décide de faire enregistrer un album en duo par Otis Redding et Carla Thomas, une initiative couronnée d’un grand succès commercial.

Sous sa direction, Stax devient, au cœur du Sud ségrégationniste, une sorte d’utopie où les musiciens travaillent ensemble indépendamment de leur couleur de peau et de leur origine, une démarche symbolisée par la composition de l’orchestre maison Booker T & the MG’s. Conscient de l’incongruité de sa situation de propriétaire blanc d’un label dont la quasi-totalité des artistes et la majorité de la clientèle sont afro-américains, Stewart fait le choix d’intégrer dans son équipe des cadres afro-américains, au premier rang desquels figure Al Bell qui, recruté en tant que responsable de la promotion, prend une importance croissante dans l’organigramme de Stax, en particulier après la fin du partenariat avec Atlantic en 1968, alors qu’Estelle Axton prend du recul.

Al Bell, Jim Stewart, Pops Staples

À partir des années 1970, Stewart est un peu plus en retrait dans la vie quotidienne de Stax, vendant ses parts à Al Bell. Mais quand le label connaît de nouvelles difficultés au milieu des années 1970, il est de retour, y investissant – à perte et en vain – la quasi-totalité de sa fortune et reprenant même ponctuellement les manettes en studio, par exemple pour l’album de Shirley Brown “Woman To Woman”.

Après la fin définitive de l’aventure Stax, il travaille ponctuellement comme producteur pour différents artistes, de Shirley Brown à Ben E. King, en particulier pour Malaco dans les années 1980, puis prend à la fin de la décennie une retraite bien méritée. Naturellement discret, il se contente par la suite d’apparaître occasionnellement lors d’évènements dédiés à Stax, qui a été l’œuvre de sa vie, mais sèche la cérémonie du Rock & Roll Hall of Fame où il est honoré. Sa dernière apparition publique remonte à 2018, quand il a fait don de son violon au musée Stax. Dans la continuité de son engagement inconditionnel pour la musique et pour sa ville d’adoption, sa famille a demandé, plutôt que des fleurs, que des dons soient faits par ses admirateurs à la Stax Music Academy.

Texte : Frédéric Adrian
Photos © Stax 

Frédéric AdrianJim StewartStax Records