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Hommages / 30.10.2022

Jerry Lee Lewis (1935-2022)

Il était, selon le titre inspiré de son album de duos de 2006, le “dernier homme debout” (“Last Man Standing”) du rock ‘n’ roll. Avec la disparition de Jerry Lee Lewis, et même si vivent encore quelques interprètes historiques, au premier rang desquels figure Wanda Jackson, c’est le dernier pionnier du genre qui a révolutionné, au milieu des années 1950, le monde des musiques populaires qui vient de s’en aller. 

Du plouc de Ferriday, en Louisiane, qui vendait des œufs afin de financer un voyage à Memphis pour se faire entendre de Sam Phillips au vieil homme qui, malgré une attaque qui limitait sa mobilité, enregistrait encore il y a quelques mois une série de gospel en duo avec son cousin Jimmy Lee Swaggart, la vie de Jerry Lee Lewis – qui a joué le rôle de Iago dans une adaptation musicale d’Othello – n’a que peu à envier à une pièce shakespearienne, avec son lot de drames, de trahisons, de coups de théâtre et de morts suspectes. Et il est difficile de démêler, dans sa biographie telle qu’elle a souvent été racontée – pour le meilleur par Nick Tosches dans Hellfire, pour le pire dans l’atroce navet Great balls of fire –, ce qui relève de la réalité et de la fiction.

Personnage complexe, constamment déchiré entre la foi pentecôtiste de son enfance et ses propres démons – la violence et les addictions au premier chef –, il voit son parcours artistique entravé par ses erreurs et ses mauvais choix, parmi lesquels son “mariage” de 1958 avec sa cousine Myra Brown, âgée de 13 ans, alors que lui-même était déjà marié, qui lui coûtera sa première carrière. 

Mais au-delà du personnage peu recommandable et de la fascination qu’il n’a cessé d’exercer sur le public et sur les autres musiciens largement à cause de cette aura malsaine de “bad boy”, c’est la musique qui a été la grande affaire de la vie de Jerry Lee Lewis. Au contraire de ses collègues – Chuck Berry, Little Richard, Fats Domino… – dont la carrière discographique s’arrête entre la fin des années 1960 et celle des années 1970, Lewis n’a jamais cessé d’enregistrer, de Crazy arms, premier single paru fin 1956 chez Sun, à un dernier album, “Rock & Roll Time”, paru en 2014 alors qu’il approchait des 80 ans. 

« Some call it rock and roll, some call it rhythm and blues, some call it hillbilly, I call it Jerry Lee Lewis music » : celui qu’il est d’usage de surnommer le “Killer” – qui ne détestait pas parler de lui à la troisième personne – n’a jamais eu grand intérêt pour les étiquettes et les classifications par genre. Si sa carrière est souvent rattachée, à juste titre, au rock ‘n’ roll et à la country, sa musique prend sa source dans un gumbo artistique qui lui est propre et auquel ses racines louisianaises ne sont sans doute pas étrangères.

Le rhythm and blues, en particulier, et les musiques afro-américaines en général sont une des sources dans lesquelles il puise régulièrement, et ce dès son second single, une reprise du Whole lotta shakin’ goin’ on de Big Maybelle. Dès les premières années, les emprunts au catalogue de Ray Charles (What’d I say, Hit the road Jack) ou au répertoire soul de l’époque (Money, Hi-heel sneakers) côtoient les reprises d’Hank Williams ou de Moon Mullican. Symboliquement, tant Great balls of fire que Whole lotta shakin’ goin’ on parviennent au sommet des hit-parades country et R&B…

Même confortablement installé dans le monde très conservateur de la country, il continue à intégrer dans son répertoire des titres de Bobby Bland (Turn on your love light), Percy Sledge (When a man loves a woman) ou des classiques de R&B comme Drinkin’ wine spo-dee-o-dee. Si ses problèmes personnels finissent par impacter sa carrière discographique dans le courant des années 1980, sans l’interrompre, il continue à se produire régulièrement sur scène jusqu’en 2019, et connaît une sorte de revival discographique dans les années 2000 et 2010, avec une série d’albums l’associant souvent à des collègues venus d’horizons très divers, de Solomon Burke à Kid Rock en passant par Mavis Staples, Eric Clapton ou B.B. King. Sa musique a largement été compilée, et le label Bear Family, en particulier, a édité une série de coffrets de référence portant sur ses années Sun, Smash et Mercury. 

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture : DR / Collection Gilles Pétard

© DR

Jerry Lee, le pianiste

Hommage par Philippe Grancher

Hormis sa voix traînante si particulière, typique du Sud, et sa vie ahurissante, parfois dramatique, Jerry Lee restera comme un pianiste unique, d’une virtuosité confondante, et qui n’a jamais été égalé par quiconque.

Il est du reste curieux de constater que parmi les grands musiciens fondateurs du rock ‘n’ roll, trois sont pianistes (Fats Domino, Little Richard et lui) et deux seulement guitaristes (Chuck Berry, Bo Diddley). Ces cinq-là ont peu ou prou codifié l’ensemble du genre, chose assez incroyable pour un mouvement musical qui a renversé le monde !

La première influence de JLL, selon ses propres dires, est le cow-boy pianiste Moon Mullican, mais Jerry Lee sera en réalité plongé dans les 88 touches d’ivoire depuis le biberon : son père jouait, sa sœur Linda Gail joue, ses deux cousins germains jouent aussi (Mickey Gilley, artiste country à succès qui vient de mourir, et le prédicateur Jimmy Lee Swaggart). Le père jouait du blues dans un style primitif très authentique, la sœur imite son frère sans grand génie, Mickey Gilley était un très bon pianiste, lui, quant au prédicateur larmoyant Jimmy Lee, il agrémente ses prêches parlés de notes éparses au piano.

Le style rock ‘n’ roll de Jerry Lee est mondialement connu, puisqu’il a quasi inventé la plupart des plans rock au piano, mais c’est un pianiste bien supérieur et varié que cette simple image de cogneur, notamment grâce à une inventivité constante, proche du train fantôme par instants : il est capable de tout entreprendre sur un clavier sans aucune inhibition, de lancer d’absurdes contretemps volontaires, de gravir des montées chromatiques sans rapport avec le morceau, de soudain faire intervenir un contrechant de la main gauche à deux fois la vitesse du tempo, etc.

D’un point de vue stylistique, Jerry Lee est au départ un pianiste dit “honky tonk”, style très axé sur la rythmique dans le but de se faire entendre dans les bouges enfumés où tout le monde danse. Il possède une main gauche puissante et inventive sur laquelle il peut broder n’importe quelle ligne à droite. S’il joue essentiellement des morceaux rock, sa main gauche reprend en fait nombre de lignes connues du boogie-woogie, joué en binaire à toute vitesse (Boogie woogie country man sur l’album éponyme, par exemple). De ce point de vue, il est très supérieur à ses nombreux imitateurs ou suiveurs – le Britannique Freddy Fingers Lee étant le plus connu et l’Italien Matthew Lee le plus brillant – et il sait parfaitement jouer le blues par ailleurs (No headstone on my grave).

Jerry Lee adapte aussi son jeu à la country music dont il restera toute son existence un des fervents disciples – il siffle et yodelise à la perfection d’ailleurs. Son jeu se fait alors mélancolique, chaque note étant puissamment évocatrice. Curieusement, JLL a peu composé au cours de sa carrière, voire pas du tout, alors qu’une de ses rares chansons distille une poésie rurale irrésistible (End of the road). En revanche, il sait phagocyter les titres des autres, jusqu’à en devenir un interprète unique (Me and Bobby McGee et évidemment Whole lotta shakin’ goin’ on »).

Sur scène, tandis qu’il chante d’un air étrangement absent, le regard au loin, il enchaîne les prouesses pianistiques, notamment des solos à un seul doigt de la main droite (ou de la gauche !). Il est entre autres capable de réaliser des quadruples croches des deux mains, ce que peu de pianistes dans le monde, même classiques, peuvent réussir. À partir de 2010 environ, hélas, il va commencer à décliner. Sa voix devient peu à peu chevrotante, sa justesse aléatoire ; quant au piano, et comme tous les pianistes, les muscles de ses mains s’affaiblissent, mais surtout se déclenche chez lui une arthrite sévère. Sur le tard donc, et jusqu’à 2019, l’année où il arrête les concerts, il ne sera plus guère capable de ses prouesses antérieures, tout en conservant un niveau incroyable alors qu’il est handicapé des deux mains.

Pour ceux qui voudraient (re)découvrir le pianiste, on conseillera le “The Sessions Recorded Live In London…” (1973) : Jerry Lee y délivre de nombreux solos époustouflants et étale son talent de manière éclatante sur son instrument, accompagné par la crème du rock anglais à qu’il a visiblement décidé de clouer le bec. Mais en réalité,  l’ensemble de son œuvre est traversé de solos époustouflants et personnels (I believe in you » sur “The Return Of Rock” par exemple donne le niveau).

Texte : Philippe Grancher

Frédéric AdrianGilles PétardJerry Lee LewisPhilipp Grancher