;
Live reports / 31.05.2016

Jazz sous les Pommiers

Mardi 3 mai

L’impression, un peu triste, que Bettye LaVette a prêché dans le désert sous les Pommiers. “I'm walking through the desert / And I am not frightened although it's hot” (I do not want want what I haven’t got de Sinnead O’Connor), chante-t-elle a cappella dans la toute dernière chanson d’un récital qui aura duré moins d’une heure. À Coutances, il ne fait jamais très chaud et les allées du festival sont loin d’être désertiques (la soirée blues du mardi est l’une de celles qui affichent toujours complet dès les premiers jours d’ouverture de la billetterie). Mais celle qui sait ce qu’une traversée du désert veut dire (plus de trente ans d’oubli de la part de l’industrie musicale) a peiné à faire bouger les 1 400 spectateurs assis de la salle Marcel Hélie.

 

 

 

Miss LaVette entame pourtant quelques pas de danse sur Unbelievable en ouverture. Elle demande ensuite à ceux qui comprennent l’anglais de traduire ses propos à leurs voisins. Raconte avec son humour habituel son parcours chaotique, sa résurrection au début des années 2000 grâce à la France (album “Souvenirs”), ses trois nominations aux Grammy (sans récompense pour l’instant) et son récent soixante-dixième anniversaire. Rien n’y fait vraiment. Groupe impeccable, voix magnifique, répertoire pioché dans une discographie désormais conséquente ; mais public de marbre. Au point de ne pas sembler réclamer de rappel quand la dame sort de scène et que les lumières tardent à se rallumer. Cette mini-tournée en Europe, visiblement marquée par quelque problème d’avion, se termine en eau de boudin. Dommage. Heureusement que le country blues chaloupé de Taj Mahal a, lui, convaincu.

Julien Crué

 

Après la pause, c'est un parterre de guitares (banjo, ukulélé, dobro, folk…) qui attire notre attention. Tonton Taj Mahal est venu équipé, ça fleure bon sous les pommiers. Le temps que Bill Rich et Kester Smith prennent respectivement position derrière la basse et la batterie, et voilà notre homme, un peu plus débonnaire que la dernière fois que je l'ai vu sur scène, qui s'installe et attrape son dobro sous les applaudissements.

 

 

Couvre-chef et chemise à fleurs de rigueur (de ce côté, ça n'a pas changé), quelques bons mots en français et il attaque le premier morceau : Good morning Miss Brown. La voix est toujours au rendez-vous, avec ce flow particulier et ces onomatopées qui sont sa marque depuis 1968. Son jeu sur dobro est convaincant, encore assez fluide pour un type de soixante-seize printemps. Avec sa garde rapprochée assurant une rythmique simple, efficace et appuyée (bon groove bien sec issu du couple caisse claire-charleston), c'est une bonne partie de l'album “Natch'l Blues” qui sera jouée ce soir, mais on aura aussi droit à des titres plus country blues (joué sur une demi-caisse acoustique) et à un étrange blues en franglais exécuté au piano.

 

 

Le public semble un peu plus réveillé que pour Miss LaVette, mais on est loin de l'hystérie quand même. C'est avec une guitare classique de lutherie française (dixit Taj) qu'il aborde sa seule incartade “world” avec un titre que je crois être Zanzibar. Je revoie ma copie sur le public au moment où il décide d'envoyer C.C. rider (Ma Rainey) et Baby what's wrong de Jimmy Reed. Comme pour contrer ma mauvaise langue, mes deux voisines frappent dans leurs mains et ont soudainement la bougeotte. Ces deux Coutançaises ne connaissaient absolument pas la musique qu'elles allaient entendre ce soir et si, comme moi, elles ont trouvé le concert relativement court (une heure tout juste), elles sont apparemment reparties ravies.

Peu avant les douze coups de minuit, on filait au Magic Mirror installé au pied de l'imposante cathédrale. Un quartet au nom à rallonge, Reverend Shine Snake Oil & Co, avait la responsabilité de remonter d'un ou deux crans le niveau de décibel de cette soirée estampillée blues. Dès le début du show, contrebasse, guitare, batterie et voix (parfois amplifiée par un mégaphone) cueillent un public qui semble hésiter entre se tenir loin des enceintes et reprendre une bière pour affronter ces vibrations punky. Un chant vigoureux, façon prêche évangéliste, couplé à une solide rythmique : la formule de ce combo basé au Danemark a le mérite d'attirer l'attention. Mais malgré toute l'ardeur du chanteur – très rapidement en sueur, se roulant par terre ou se frayant un passage dans la foule armé de son équipement de manif –, la mayonnaise a du mal à prendre. Il manque peut-être au groupe quelques épices en plus au niveau des instruments. Ça joue fort et les morceaux se suivent et se ressemblent trop. Les exhortations du leader relanceront un temps la machine, mais elle nous a semblé grippée ce soir. Dommage.

 

 

Mercredi 4 mai

C'est le taulier du festival, Denis Le Bas, qui l'annonce, tout sourire : le concert de Dee Dee Bridgewater est celui qui aura été complet le premier. Du coup, la forte demande a conduit la chanteuse et ses musiciens à doubler le show en proposant un premier concert à 18 h. Vous vous douterez donc qu'à 20 h, lorsqu'on la voit débouler sur scène accompagnée du trompettiste Irvin Mayfield et d'une version raccourcie de son New Orleans Jazz Orchestra, la dame est déjà remontée à bloc.

En écho à leur collaboration discographique récente (“Dee Dee's Feathers”, OKeh), cette habituée des scènes françaises nous explique que le fil conducteur de ce concert sera donc La Nouvelle-Orléans, des fois qu'on n'aurait pas compris. Démarrage en trombe avec un titre up-tempo sur lequel la jazz lady exécute un scat endiablé qui rappelle à qui l'aurait oublié qu'elle maîtrise parfaitement son sujet. Une mise en bouche qui ravit un public beaucoup plus agité que la veille à la même heure. Dame Dee Dee est d'humeur causante et c'est dans un français presque parfait qu'elle présente un à un les musiciens qui l'accompagnent : Ricardo Pascal aux saxophones, Jasen Weaver à la contrebasse, Adonis Rose aux baguettes, Victor Atkins au piano et enfin Irvin Mayfield à la trompette. Alors que tout ce petit monde est sur son 31, ce dernier est en jean, t-shirt et baskets. Dee Dee lâche l'explication : valise perdue, donc pas de costard pour le surdoué de 37 ans au C.V. bien garni. La salle sourit gentiment, les musiciens se marrent, ça sent la blague récurrente.

 

 

Puisque tout le monde rigole, la star du soir embraye. Dans un anglais caricatural (accent français à couper au couteau), elle annonce le prochain titre, emblématique de la capitale du jazz : Basin Street blues. Oui ! Non ! Regards croisés avec Mayfield, aïe ! Louis Armstrong c'est pour tout à l'heure, voici Come Sunday, en hommage au Duke et Mahalia Jackson. Finalement on y arrive. Dès les premières mesures de piano, la salle réagit, apparemment on est aussi venu pour ça, des classiques qu'on prend plaisir à réécouter pour la centième fois. La version de Basin Street blues jouée ce soir-là laisse une belle place aux cuivres et Dee Dee, plus théâtrale que jamais, singe la grosse voix d'Armstrong et même sa trompette. Succès garanti.

Entre deux verres d'une mixture non identifiée et quelques bons mots sur la “love story” qui unit la France à La Nouvelle-Orléans, Bridgewater se lance dans C'est ici que je t'aime, un titre français chanté en anglais qui sera aussi l'occasion pour Mayfield de prendre un chorus très cool jazz. Mais le vrai temps fort de la soirée viendra d'une version particulièrement bien arrangée de Big Chief. Initié par un formidable travail du batteur en rimshots et syncopes, le groove monte crescendo – telle une parade qui arriverait du quartier voisin – avec l'aide du pianiste qui plonge les mains dans son demi-queue et s'amuse avec les cordes de l'instrument. Cinq ou six minutes de ce régime et c'est la contrebasse qui s'y met, rapidement suivie par le fameux riff de piano. Mayfield entonne le thème chanté et c'est l'explosion de bonnes vibrations, sur scène comme dans la salle. Un chouette moment qui approchera le quart d'heure et auquel il ne manquait que quelques Mardi Gras Indians égarés en terre normande pour parfaire le décor.

 

 

Avec ce souci permanent du “show”, DeeDee Bridgwater improvisera même un petit rap (au texte volontairement creux et plutôt drôle) pour finir allongée par terre hurlant qu'elle n'a plus l'âge pour ces bêtises. Les plus observateurs auront noté la soyeuse robe aux reflets pourpres que la dame arborait. Un hommage avoué au petit prince de Minneapolis subitement disparu quelques jours plus tôt et à qui elle empruntera Purple rain en guise de rappel, à l'unisson avec toute la salle. C'était son quatrième festival sous les pommiers, sûrement pas le dernier.

Place ensuite à Christian Scott, étoile filante, soufflante et montante originaire de la Cité du croissant. C'est un quintet de jeunes musiciens qui déboule sur scène, code vestimentaire “streetwear” et attitude nonchalante rappelant les postures de la scène hip-hop. Sans grand discours, on entre dans le vif du sujet, mais cette fois-ci sans passer par Bourbon Street. Un beat envoyé depuis un ordi, une rythmique basse-batterie grondante, une boucle de piano et les deux cuivres qui démarrent sur les chapeaux de roues. Il faudra deux ou trois morceaux du même tenant pour que les cinq lascars se relâchent un peu et que le patron présente sa fine équipe en quittant son sweat à capuche, exhibant de facto grosse chaîne en or, bagouzes, tatouages et débardeur à l'effigie de Lianne La Havas. Ça y est, la glace a fondu, et c'est sur un mode beaucoup plus relax qu'il nous raconte qu'ils arrivent tout juste de Londres, où on qualifie leur musique de “gangster jazz”. Scott en rigole encore, ne sait pas trop ce que ça veut dire, mais sa bouille de trentenaire semble ravie. Les thèmes joués ce soir sont principalement tirés de “Stretch Music”, son dernier opus, et on se délecte de l'énergie déployée sur scène par des titres comme West of the West et Of a new cool.

 

 

Difficile de qualifier le jazz de Christian Scott, avec son instrument customisé, ses accents parfois free, ses envolées hard-bop, cette incroyable machine qu'est son batteur Corey Fonville ou les côtés funk que le Rhodes de Tony Tixier souligne avec brio. Après une heure et quart de prestation, le gang quitte la scène comme il est arrivé, sans en faire trop, en traînant un peu les pieds, juste comme il faut.

 

 

Il est minuit et demi quand le Britannique Hugh Coltman nous convie dans le Magic Mirror pour se fondre dans les ombres de Nat King Cole. Un programme musical (et visuel) conçu autour du célèbre crooner. Plutôt que des réinterprétations communes, Coltman propose une relecture de quelques-unes de ses chansons favorites illustrant les différentes périodes du célèbre pianiste-chanteur. Sidemen bien nippés, façon cabaret, contrebasse suave, une batterie feutrée, un guitariste à l'élégance discrète (sauf pour quelques solos bizarrement foutus, genre ancien fan de hard rock sur une demi-caisse fifties) et un pianiste sidérant, capable d'un jeu minimaliste tout en retenue comme d'explosions percutantes et géniales. Sur fond de décor velouté doublé d'un boulot d'éclairage malicieux, le tour de chant tardif de sieur Coltman valait la peine qu'on s'y traîne, assurément.

Jules do Mar