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Live reports / 27.06.2009

JAZZ A VIENNE


Joe Louis Walker © Brigitte Charvolin

Le succès de Jazz à Vienne provient, en premier lieu, de l’originalité d’une programmation éclectique qui, dans le cadre imposant du Théâtre Antique, laisse une très large part au jazz dans tous ses états et sous toutes ses formes. Ensuite, il y a les lieux annexes, d’accès gratuit, comme le Club de Minuit et le Jazz Mix, qui accueillent, dans une atmosphère plus intimiste, une musique de qualité.

L’affiche de cette année proposait quelques soirées à thème fondées sur le métissage culturel. Ainsi, le concert du 28 juin était consacré à la musique sacrée de Duke Ellington. Y participaient le Laurent Mignard Duke Orchestra (LMDO) et Gregory Hopkins & The Harlem Jubilee Singers, une chorale dont le style policé illustre une approche de la musique religieuse afro-américaine qui doit beaucoup aux canons de la musique classique européenne. Les différentes chanteuses possèdent un bagage technique digne de celui d’une cantatrice d’opéra (Is God a three letters word for love). Ce qui ne les empêche pas de s’exprimer dans un style plus dynamique. Il revint au LMDO, garant de la dimension jazz, d’ouvrir le concert avec quelques classiques du répertoire profane d’Ellington. Une occasion de mettre en valeur Nicolas Montier et Fred Couderc (Cotton tail), François Biensan (Concerto for Cootie), Aurélie Tropez, Richard Blanchet et Jean-Louis Damant (Kinda dukish / Rockin’in rhythm), Bruno Rousselet (b), Philippe Milanta (p) et Julie Saury (dms) assurant la carburation idéale. Le corps du spectacle, organisé en deux parties séparées par un entracte, proposait des moments forts des concerts sacrés de Duke Ellington (Freedom, Tell me it’s the truth, Come Sunday). Les différents titres étaient présentés et situés dans leur contexte par Claude Carrière.

Une autre illustration réussie du métissage musical avec Roy Hargrove dont la musique aux multiples facettes a emballé le public. D’abord avec son big band qui parcourt allègrement l’histoire du jazz tout en constituant un écrin de choix pour la belle Roberta Gambarini fort à son avantage tant vocalement que physiquement. Ensuite, avec le groove distillé par le RH Factor qui a accueilli le rappeur MC Solaar.

Une sonorité ample qui remplit l’espace, une technique remarquable et un discours au déroulé naturel, inscrivent David Sanborn dans la grande tradition du jazz et du blues, celle illustrée par Willie Smith, Holly Dismukes et Charlie Parker. Un temps fourvoyé dans la variété, David Sanborn a livré de belles versions de Please send me someone to love, Basin street blues, Saint Louis blues et I’ve got news for you qui le situent parmi les grands de sa catégorie. Lui succédaient George Duke et Chaka Khan qui remplaçaient Joe Sample et Randy Crawford indisponibles. George Duke et son orchestre savent tout faire, servir la soupe ou produire une musique dansante. Chaka Khan a commencé le set par des standards sans convaincre grand monde. L’accumulation de mimiques vocales, un timbre acidulé dont elle use et abuse, un phrasé hésitant ont ramené sa prestation au-dessous du service minimum.

Autres rencontres et autres styles avec Martial Solal qui a largement profité de la carte blanche offerte par les organisateurs pour animer la soirée du 30 juin, date de son anniversaire. Solal avait convié cinq pianistes amis de la jeune génération (Benjamin Moussay, Pierre de Bethman, Franck Avitabile, Franck Amsallem, Manuel Rocheman) pour un fulgurant Exercice à cent doigts. Il fut ensuite rejoint par un autre jeune homme du piano, Hank Jones, pour un duo bien sage, le temps de visiter quelques classiques. Solal avait adjoint à son groupe, le Newdecaband, les sections de cordes de l’orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Jean-Charles Richard, pour interpréter quelques-unes de ses compositions écrites pour l’occasion. Ceci nous a valu de bons moments, de belles surprises et beaucoup d’humour.

Laurent Cugny était de retour à Vienne avec son Enormous Orchestra, le bien nommé, puisque s’y côtoient quelques-uns des meilleurs musiciens de jazz de l’Hexagone. L’ensemble a interprété une musique à la fois ambitieuse et attractive évoquant les différentes époques de l’orchestre, bien au-dessus des poncifs débités par le Jason Lindner Big Band qui assurait la première partie de la soirée. Une bonne cuvée.
Alain Tomas

La soirée brésilienne du 3 juillet débute avec le Trio Esperança. Les trois sœurs Eva, Regina et Mariza Correa, accompagnées du subtil pianiste et arrangeur français Gérard Gambus (par ailleurs époux d’Eva) s’imposent vite car elles manient fort bien notre langue. Les harmonies vocales sont en place et la mélancolie domine dans les ballades, la bossa trouvant sa place le temps de pièces plus enlevées (superbe lecture de A e i o u Ypsilon avec la complicité de l’auditoire). Les frangines se distinguent aussi par un choix de reprises variées (Hey jude et Help des Beatles, La bohême d’Aznavour) et n’hésitent pas à en pousser une en… japonais ! Un beau et simple moment de communion.

Leur compatriote Gilberto Gil ne tisse pas la même dentelle, parcours personnel oblige. Emprisonné à la fin des années 1960 par une junte qui voit en cet écologiste avant l’heure un dangereux subversif, contraint peu après à l’exil en Angleterre, il ne renie jamais son engagement politique qui le consacre ministre de la Culture de son pays, haute fonction qu’il occupe de 2003 à 2008. Sur scène, l’homme du Nordeste jette une solide passerelle vers l’Afrique, pas si éloignée de sa région natale. Sa musique emprunte constamment à ces racines africaines qu’il revendique et défend (Renaissance africaine). Qu’il s’agisse de samba, d’emprunts à la capoeira, il envoûte, il harangue, flirte avec le blues. Et quand il touche au reggae (Positive vibration), l’homme qui a travaillé avec Jimmy Cliff et les Wailers de Bob Marley sonne fort et juste. Présence, charisme, chantre du tropicalisme, Gilberto Gil est d’abord un magicien au charme incomparable.


Gilles Michel, Michael Robinson, JJ Milteau, Eric Lafont, Ron Smyth, Manu Galvin © Brigitte Charvolin

Samedi 4, Jean-Jacques Milteau ouvre la traditionnelle nuit du blues flanqué de deux chanteurs soul américains, Ron Smyth et Michael Robinson. Ce dernier, avec son timbre haut perché, fait merveille sur les titres churchy (Thank you lord, Will the circle be unbroken), Smyth imposant sa belle voix sombre sur des ballades (Is this the way, You can’t always get what you want des Stones en rappel). Côté accompagnement, Manu Galvin groove toujours comme personne à la guitare (Rock 'n' roll will never die) et le leader, malgré son attitude faussement distante qui irrite certains, se lâche bien à l’harmonica (Why are people like that, Long time gone de David Crosby qui se transforme en un boogie énorme). Répertoire bien choisi, interprétation impeccable, public séduit qui en redemande, Milteau et consorts assènent le meilleur show de la soirée.


Ron Smyth © Brigitte Charvolin


Michael Robinson © Brigitte Charvolin


Manu Galvin © Brigitte Charvolin

Pourtant, Joe Louis Walker, qui lui succède, délivre une prestation bien supérieure à celle d’Écaussinnes en Belgique, le 16 mai dernier (voir ce compte-rendu). Bien en voix, profitant de la qualité sonore, réduisant quasiment au silence son guitariste assommant (Linwood Taylor), il prend les choses en main et se retrouve à la slide (il se débrouille quand même pour casser une corde dans ce style sur Eyesight to the blind !). Certes, il reste un peu bavard sur ses chorus (Better of alone), mais il prend du plaisir, s’offrant un bain de foule sur Sugar mama (malgré d’évidentes limites à l’harmonica) ou revenant seul pour un rappel émouvant (I’m not tired). Ce n’est pas encore le Joe Louis Walker au talent fou qu’on a connu avant ses déboires de santé, mais par éclairs, il nous rassure.
Pas Lucky Peterson, qui se présente avec un guitariste au jeu jazzy irrespirable, un saxophoniste pompier et un batteur camionneur. Auteur récent d’un triple CD à l’orgue, Lucky opte pour ce seul registre et entreprend méthodiquement de nous casser les oreilles (et plus si affinités). Après quarante-cinq minutes d’instrumentaux boursouflés, entrecoupés çà et là de borborygmes (I can’t stand the rain), je décide qu’il est temps de rallonger ma nuit de sommeil en vue des autres soirées.


Lucky Peterson © Brigitte Charvolin


Joe Louis Walker © Brigitte Charvolin

La soirée du 5 juillet accueille d’abord Raul Midón, États-unien originaire du Nouveau-Mexique. Aveugle, il utilise à la guitare la technique dite du strumming, qui consiste à frotter violemment plusieurs cordes pour obtenir plus de force rythmique, et imite étonnamment la trompette avec sa voix (on s’y tromperait !). Difficile à rattacher à un style précis, cet excellent chanteur jongle en effet avec la soul, le jazz, le blues, la pop, le reggae, le tout agrémenté d’un zeste d’inspiration latine (flamenco)… Seul sur scène, il fait preuve d’une belle présence, revisitant largement son dernier album sur des textes très bien écrits (Don’t you take it that way, Don’t be a silly man, Invisible chance, The next generation, State of mind), avant d’achever son concert de haut niveau sur un classique de la soul (A change is gonna come). Vraie découverte, personnage attachant qu’il faudra suivre, Raul Midón trouverait sa place dans tout festival de blues soucieux d’élargir son public : ainsi, son nom viendrait à l’esprit avant ceux de Massive Attack et autre Duffy (ce ne sont bien sûr que des exemples)…
Pas franchement fan des chorus de basse, j’étais ensuite circonspect à l’idée d’écouter trois bassistes réunis sur une même scène, à savoir les expérimentés Stanley Clarke et Marcus Miller, accompagnés de Victor Wooten, virtuose reconnu de la fusion. Mais très vite, ce trio SMV (les initiales des prénoms des musiciens) va séduire. Parfaitement complémentaires (Clarke le plus mélodieux, Miller le plus "technique" et Wooten le plus funky), ils s’en donnent à cœur joie, s’amusent comme des fous et improvisent sans jamais céder à la démonstration, atteignant un sommet du genre sur Milano, où Clarke fait se lever le public. Et quand l’ambiance monte ainsi dans le théâtre antique, elle devient vite indescriptible et ne retombe pas : la dernière demi-heure voit les spectateurs debout encourager les musiciens qui enchaînent les rappels et qui n’en croient pas leurs yeux (leur émotion est d’ailleurs palpable). Pour moi, le réfractaire aux basses trop présentes, le meilleur concert vu en cinq jours passés à Vienne.

Le 6 honore deux vocalistes. Célèbre pour son tube New soul dont s’est servi une célèbre marque d’ordinateurs pour sa publicité, la jeune chanteuse franco-israélienne Yael Naim rend hommage aux textes de Joni Mitchell, cette chanteuse, compositrice, guitariste et peintre canadienne qui se fit connaître dès les années 1960 dans le monde du rock country (elle fut la compagne de Graham Nash), avant d’explorer d’autres voies dont le jazz. Yael a un beau brin de voix, mais elle semble intimidée et a un peu de mal à s’imposer, subissant l’influence de ses accompagnateurs (d’ailleurs excellents, Stéphane Belmondo à la trompette et Éric Légnini au piano en tête). L’artiste nous laisse un petit arrière-goût d’inachevé, d’autant qu’on la prive d’un rappel pour ne pas retarder l’arrivée de Seal. C’était bien la peine… D’abord, il se contente d’aligner les standards d’une voix qui n’a franchement rien d’exceptionnel (disons que c’est un baryton léger, mais justement, comparé à Sam Cooke et autre Otis Redding, il ne pèse pas bien lourd). Ensuite, il est accompagné par des musiciens et des choristes robotisés de variété, qui s’aident en outre de bandes présonorisées (si, vous lisez bien, du vulgaire play-back comme on dit en anglais !)… Très vite, le masque tombe : malgré l’enthousiasme d’un public de toute façon conditionné et conquis d’avance, Seal est un produit marketing surfait. Un de plus. Un de trop.

Retour au blues le 7 avec Kevin Mahogany’s Kansas City Revue & the Godfathers of Groove. Ils occupent bien la scène et nous régalent avec des titres rappelant les belles heures des blues shouters qui mettent en avant les qualités vocales du leader (Kansas City, Route 66) et des classiques (Everyday I have the blues avec la chanteuse Kathy Kosins). Certes, ce ne sont là que reprises, mais Mahogany s’appuie sur un accompagnement royal qui comprend deux joyaux : le batteur Bernard Purdie (qui aurait participé à quelque 3 000 albums !), formidable de swing, et le grand Red Holloway, qui ne fait pas ses 82 ans au saxophone comme au chant (Key in your lock). Une prestation exemplaire, tout en naturel et en souplesse.
Désormais installée en Suède, Barbara Hendricks a le soutien du quartet de Magnus Lindgren pour son spectacle intitulé "Lady Sing The Blues". Un quartet impeccable dont il faut souligner la compétence mais, avec tout le respect dû à l’immense chanteuse, force est de constater que la sauce ne prend pas toujours. Avec sa tessiture de soprano, la cantatrice monte très vite, et ses envolées lyriques s’accommodent mal avec les blues lents. Mais quand le tempo accélère (Downhearted blues, You’ve been a good old wagon), on se laisse volontiers entraîner…

Programmation homogène, organisation sans faille, cadre unique et succès populaire (toutes les soirées auxquelles j’ai assisté affichaient complet), Vienne est un festival essentiel de notre paysage musical : que nous réserve la trentième édition, l’an prochain ?
Daniel Léon